Comment empêcher les demandes d’asile en France ? Au pays de la Déclaration des droits de l’homme, la question est taboue. Et cela bafouerait la Convention de Genève, qui régit la protection internationale des réfugiés et n’est officiellement remise en cause par aucun candidat, ni de droite ni de gauche. Pourtant, à Paris, Menton ou Calais, des stratégies de dissuasion silencieuses sont mises en place par l’Etat pour limiter les dépôts de demandes d’asile, comme si le gouvernement voulait à tout prix éviter d’atteindre la barre des 100 000 demandes annuelles.
A Calais, l’Etat a fermé le guichet de demande d’asile de la préfecture depuis le démantèlement de la jungle en octobre 2016. Le ministère de l’intérieur répond qu’il suffit d’aller à Lille. C’est théoriquement vrai, mais pratiquement impossible dans les conditions actuelles de chasse au migrant dans le Pas-de-Calais.
Un jeune Soudanais de 26 ans, Mohamed, vient, parmi d’autres, d’en faire l’expérience. « D’abord il a attendu, à la rue, un rendez-vous fixé à plusieurs semaines. Le 28 mars, jour J, il a tenté de prendre le train de 8 h 33 à Calais mais a été arrêté par la police sur le trajet vers la gare. Ressorti à 10 h 15 des bureaux de police, son billet de train confisqué, il a dû prendre un nouveau rendez-vous fixé entre trois et cinq semaines plus tard », raconte le Secours catholique qui lui avait pourtant signé une attestation assurant qu’il se rendait bien en préfecture pour une demande d’asile.
Politique « manifestement illégale »
A l’entrée sud de la France, entre Vintimille et Menton (Alpes-Maritimes), une autre stratégie est à l’œuvre. Là, les forces de l’ordre renvoient directement les demandeurs d’asile de l’autre côté de la frontière, en s’abritant derrière des accords bilatéraux. En 2016, 35 000 migrants ont été interpellés et la plupart réexpédiés en Italie.
Dans une ordonnance du 31 mars, le tribunal administratif de Nice a qualifié cette politique mise en œuvre par le préfet de « manifestement illégale ». Le tribunal statuait sur le renvoi en Italie d’un couple d’Erythréens qui avait déclaré aux gendarmes à la frontière vouloir demander l’asile en France. La loi prévoit qu’un service de police ou de gendarmerie saisi d’un tel souhait doit orienter le migrant vers l’autorité compétente pour enregistrer sa demande. Or ce jour-là, les gendarmes ont remis le couple et leur enfant de 4 ans à la police aux frontières (PAF), qui les a longuement interrogés puis refoulés en Italie.
Les militants de l’association Roya citoyenne, avec à leur tête l’emblématique Cédric Herrou, dénoncent depuis des mois cette pratique quotidienne, mais il a fallu qu’un avocat niçois soit témoin de la procédure et la porte en justice pour que le préfet soit condamné.
État hors la loi
A Paris, pour les nombreux demandeurs d’asile qui ne parviennent pas à être hébergés au centre humanitaire de transit, le défi consiste à se faire enregistrer avant d’être interpellés par la police… C’est compliqué, car l’entrée dans les bureaux de France terre d’asile, l’association habilitée à donner un rendez-vous en préfecture, est contingentée. « Même en dormant sur le trottoir pour entrer à l’ouverture, il faut compter deux semaines avant d’y entrer, et s’ajoutent ensuite les 40 jours d’attente pour le rendez-vous en préfecture », observe une juriste du Gisti, l’association qui a mesuré ce délai moyen. Durant ces deux mois, l’exilé court le risque d’être arrêté, envoyé en rétention et expulsé. Sans compter que l’Etat est hors la loi puisque cette attente ne devrait en principe pas excéder dix jours…
Mais un système bien plus sophistiqué vise les « dublinés », ces migrants qui ont laissé des empreintes ailleurs en Europe avant d’entrer en France et souhaitent être hébergés par le centre humanitaire de Paris. Au nom du règlement de Dublin, la France peut demander au premier pays où les migrants ont laissé des traces de les reprendre et d’étudier leur demande d’asile. Cette procédure n’exempte en principe pas la France de les enregistrer comme demandeurs d’asile en attendant, afin qu’ils soient en règle au regard de la police et qu’ils perçoivent l’allocation de demandeur d’asile (ADA) et bénéficient d’une couverture médicale.
Or, lors de l’ouverture du camp humanitaire de Paris, en novembre 2016, l’Etat a imposé le passage par un point administratif, le Centre d’examen de situation administrative (CESA), qui se referme comme un piège sur cette catégorie de migrants dont Moussa fait partie. « Je suis arrivé en janvier à Paris,explique le jeune Ivoirien hébergé dans un hôtel du 18e arrondissement. Après deux nuits dehors, je suis entré dans le centre humanitaire pour être hébergé et suis allé au CESA comme il se doit. Là, on m’a dit qu’on demandait mon transfert pour l’Italie, où j’avais laissé mes empreintes et on m’a envoyé dans l’hôtel où je suis encore. » « J’ai demandé à être enregistré comme demandeur d’asile en France, mais on m’a dit que l’OFII [Office français de l’immigration et de l’intégration] le ferait plus tard »,ajoute le jeune homme.
Privés de leurs droits
Moussa insiste alors pour qu’on enregistre sa demande, sachant le récépissé nécessaire pour faire valoir ses droits. « Mais quand l’OFII venait à l’hôtel, c’était uniquement pour proposer des retours volontaires au pays, continue le jeune homme. Toujours ils éludaient ma demande. »De guerre lasse, l’Ivoirien a fait de son propre chef la file d’attente nocturne devant la plate-forme d’enregistrement de France terre d’asile, boulevard de la Villette, qui délivre les rendez-vous en préfecture. « J’ai obtenu un rendez-vous pour le 21 avril. Mais entre-temps, j’ai été convoqué par la préfecture de Paris qui m’a enjoint de quitter le territoire et m’a précisé que mon rendez-vous de demande d’asile d’avril était annulé », insiste Moussa qui a mis son dossier entre les mains de la Cimade, une des principales associations d’aide aux migrants.
Depuis l’ouverture du centre humanitaire, des milliers de migrants à Paris sont privés de leurs droits à des papiers provisoires et à une allocation, estiment quatre associations d’aide aux migrants. La Cimade, le Groupe accueil et solidarité, le Gisti et Dom’Asile viennent de déposer une plainte qui doit être instruite le 12 avril. Sans cet enregistrement, ces demandeurs d’asile sont considérés comme des sans-papiers, l’Etat économise les quelques euros quotidiens de l’allocation (6,80 euros pour une personne) et veut envoyer un signal aux 450 000 déboutés de l’asile en Allemagne, qui pourraient être tentés par la France.
Dans un des centres d’hébergement d’urgence des Hauts-de-Seine, une vingtaine de demandeurs d’asile sont dans le cas de Moussa, privés de droit après être passés par le centre humanitaire. A leurs côtés, 70 migrants sont des « dublinés » classiques. Parce qu’ils ne sont pas passés par le centre humanitaire, ils ont pu enregistrer leur demande d’asile devant le guichet de la préfecture, comme la loi les y autorise. « Mais impossible d’envoyer en préfecture la vingtaine de demandeurs non enregistrés, elle les refuse au prétexte qu’ils sont passés par le CESA… », explique un soutien des migrants.
Interrogé sur le sujet, le ministère de l’intérieur répond que « le CESA est un dispositif de vérification de la situation administrative » et assure que « l’enregistrement s’effectue dans l’un des huit guichets uniques franciliens ». Une affirmation que les faits démentent chaque jour.