Par Maryline Baumard
Dans les deux villes, il n’y aura « plus personne à la rue à la fin de l’année », comme le souhaite le chef de l’Etat, si la chasse à l’homme et la dispersion continue.
Un, deux, trois… huit. Huit camionnettes de CRS se garent devant le centre humanitaire de la Porte de la Chapelle. Il est 14 heures, l’heure de la relève, jeudi 5 septembre. Comme chaque jour depuis le 18 août, trois véhicules se positionnent devant l’entrée face à une petite centaine d’Afghans et d’Africains venus chercher un ticket leur donnant droit à quelques nuits au chaud dans trois semaines, faute de places avant.
Deux véhicules s’installent sur le boulevard Ney, de chaque côté de la Porte et deux autres rejoignent le point où des distributions citoyennes ont lieu, pendant que le dernier se positionne sous le nœud des autoroutes.
Les cinquante membres des forces de l’ordre présents là vingt-quatre heures sur vingt-quatre ont pour consigne d’éviter la moindre installation de rue. Alors, par petits groupes, armés et gantés, les CRS assurent leurs promenades dissuasives, s’arrêtant face à tout ce qui s’apparente à une sédentarisation.
« Ils nous disent toutes les heures de partir »
« Depuis ce matin ils nous disent toutes les heures de partir », commente Hissène un jeune Tchadien assis avec son copain sur les pelouses boulevard Ney. Hissène surveille sa lessive sur les blocs de béton rouge et blanc qui empêchent le stationnement. Cent mètres plus loin, dans une rue perpendiculaire, un Soudanais s’étire sur le banc d’un arrêt de bus. « J’ai dû dormir deux heures… La nuit dernière j’ai été sans cesse réveillé par la police », se plaint-il.
Ce même après-midi, ils sont au moins 150 dans le jardin d’Eole, plus au sud du 18e arrondissement. Un groupe d’Afghans y joue au volley pendant que des Africains squattent tables et gradins de pierre. « On va d’un endroit à l’autre. On cherche des coins où la police nous laisse tranquilles », observe un Ethiopien ravi d’avoir obtenu un morceau de pain et une timbale de lait des mains de Tata Zenab. Installée rue Pajol, cette banlieusarde pleure en voyant s’allonger la file de jeunes affamés qu’elle ne pourra pas tous satisfaire.
A Paris, se faire une place à la rue est devenu tout un art. La chasse à l’homme et à l’installation de campements a disséminé les migrants en plus de 40 points sur le nord-est de la capitale. Mais si l’interdiction des campements masque les arrivées, elle ne les réduit pas.
Les statistiques montrent la même traîne de 50 à 60 arrivées quotidiennes ; de 700 à la fin de la semaine dernière ils vont passer le cap des 1 000 qui traînent dans Paris cette fin de semaine, à ajouter aux 300 qui attendent dans un gymnase un examen de leur dossier depuis la dernière évacuation de rue du 18 août. Entre le 4 et le 9 septembre, seuls 150 d’entre eux ont pu entrer dans le centre humanitaire que l’Etat n’a plus guère vidé, considérant que Paris devait se débrouiller avec ses migrants. Jeudi 7, pourtant, la doctrine a changé et il a été décidé d’orienter à nouveau vers la province.
Eviter le centre humanitaire et son contrôle administratif
Aujourd’hui, une partie des Afghans, Soudanais ou Erythréens ne veulent plus pénétrer dans le centre humanitaire pour éviter le contrôle administratif qui va avec. Electricien érythréen, Ghezal erre sur le boulevard Ney. « J’ai été hébergé au centre cet été et on m’a dit que je serais renvoyé en Italie où j’ai laissé mes empreintes. Je devais avoir un avion le 8, mais je ne suis pas allé chercher le billet », insiste celui qui s’apprête à entrer en clandestinité, bien décidé à ne pas retourner en Italie.
Reza, un Afghan de Kaboul, revient juste de Rome. Il est sur une piste pour des chantiers en banlieue, mais ne demandera plus asile à la France qui, au nom des accords de Dublin – en vertu desquels les migrants enregistrés dans un autre pays européen doivent y être transférés pour leur demande d’asile –, l’a déjà renvoyé.
La machine administrative tente comme elle peut de dissuader de venir en France, comme si elle n’avait pas entendu que le président Macron voyait dans l’accueil de réfugiés « l’honneur de la France ». Dans les Alpes-Maritimes, le préfet a été condamné le 4 septembre pour la deuxième fois pour avoir empêché de déposer en France une demande d’asile… 574 personnes ont déjà été renvoyées depuis Paris depuis janvier selon la préfecture de police, alors que sur toute l’année 2016, 1 293 avaient été expulsés depuis la France entière pour avoir laissé trace de leur passage ailleurs.
« Les fonctionnaires perdent beaucoup de temps sur ces dossiers alors qu’ils pourraient l’utiliser pour traiter plus vite la demande d’asile comme le gouvernement s’y est engagé », observe Gérard Sadik de la Cimade. « Une partie de ceux qui sont renvoyés reviennent, les autres redéposeront une demande sous six ou dix-huit mois, après avoir occupé des places d’hébergement pendant tout ce temps, alors qu’on en manque », rappelle un autre acteur du secteur.
Engorgement
A Calais, la politique de dissuasion est aussi forte qu’à Paris, mais elle s’exprime différemment. Cinquante-deux jours après la décision du conseil d’Etat (28 juillet) enjoignant l’Etat et la Ville de Calais de « créer plusieurs dispositifs d’accès à l’eau permettant aux migrants de boire, de se laver et de laver leurs vêtements, ainsi que des latrines, et d’organiser un dispositif adapté d’accès à des douches », ces dernières devraient arriver.
Rue des Garennes, mercredi 6 à 12 h 30, une camionnette de CRS, partie intégrante des 1 081 policiers affectés là, roule au pas, au rythme de la marche d’un groupe d’une trentaine de jeunes Erythréens. « Quand ils nous suivent comme ça, on risque toujours d’être gazé », raconte l’un d’eux, qui confirme que le harcèlement n’a pas décru en même temps que la température.
Pourtant en dépit de la dureté de vie, l’engouement pour les deux centres d’hébergement des Hauts-de-France n’est pas au rendez-vous. Depuis juillet, seuls 139 exilés y sont partis, selon la préfecture. Vingt-six ont fui après quelques nuits au chaud et seuls quinze ont été orientés vers un dispositif plus pérenne. C’est l’engorgement puisque la préfecture de Lille ne propose que treize rendez-vous par semaine pour déposer sa demande d’asile.
« De toute manière, nous ne faisons pas la promotion de ces centres où l’on trie les gens avec objectif de les dubliner », rappelle Vincent de Coninck du Secours catholique « et nous, on est là pour passer en Grande-Bretagne », ajoute Razoul, qui n’a jamais quitté la ville-frontière depuis le démantèlement de la « jungle » il y a dix mois et croit toujours que sa chance viendra.
« On oblige les migrants à se cacher »
Paris, Calais… les logiques de « dispersion » se ressemblent. « On oblige l
es migrants à se cacher pour faire disparaître le sujet des yeux des citoyens et des journalistes », dénonce Louis Barda, le responsable du sujet à Paris pour Médecins du Monde.
Aujourd’hui les humanitaires sont de plus en plus convaincus que le « d’ici la fin de l’année, je ne veux plus personne dans les rues, dans les bois »lancé par Emmanuel Macron le 27 juillet à Orléans ne se réalisera pas par une mise à l’abri mais par une invisibilisation.
« Au rythme des opérations de dispersion, il n’y aura sans doute plus personne de visible », renchérit Maya Konforti, de l’Auberge des Migrants. Pour elle, la phrase du président de la République n’avait qu’une visée internationale. « Sinon il ne laisserait pas faire ce que les exilés subissent tous les jours à Paris ou Calais », estime-t-elle. La militante juge comme le chef de l’Etat que « l’honneur de la France est d’accueillir les réfugiés », mais observe que 80 % de ceux qui ont été évacués de la « jungle » en octobre ont obtenu le statut de réfugiés… et que la vague suivante de ce même public est aujourd’hui inlassablement pourchassée..
Chassée et dispersée au point qu’un membre de l’encadrement des CRS déplore « cette large dispersion des migrants sur toute l’agglomération de Calais ». À Paris aussi, la préfecture de police exécute certes les ordres du ministère de l’intérieur, mais en s’inquiétant de cette stratégie de court terme.