Par Bertrand Verfaillie, pour Mediacité, le 1er mai 2023
Les associations humanitaires du Dunkerquois, pourtant habituées aux situations difficiles, sonnent l’alarme : l’état de relégation imposé aujourd’hui aux migrants dans ce secteur éloigné de tout et coincé entre des usines classées Seveso n’est pas tenable. Et les expulsions ne font qu’aggraver la crise.
Le camp de Mardyck, situé sur un terrain appartenant au port de Dunkerque, rassemble entre 200 et 400 migrants. Des bénévoles viennent y proposer des jeux et des activités aux enfants. Photo : Bertrand Verfaillie.
Dunkerque‐Mardyck. Sous le ciel littoral, une vaste plaine dont les confins sont des usines, montagnes d’acier et de tubulures. Un canal, une voie ferrée, une route et des centaines de mètres de clôtures y délimitent un « lieu de vie ». Soit : des amas de tentes et de bâches disposés entre pelouses et fourrés, quelques étals de produits alimentaires en plein air, une cahute baptisée mosquée, des tas d’ordures qui se consument lentement, et c’est tout.
Voilà le site où survivent, selon les arrivées et les départs, 200 à 400 personnes en cours de migration. « Mais où est‐on ? », peut se demander le visiteur. « Dans l’indignité la plus complète », assène Diane Léon, coordinatrice de l’équipe locale de Médecins du Monde.
Vue de quelques abris de fortune sur le camp de Dunkerque‐Mardyck. Photo : BVPour l’association, et sept de ses homologues qui ont récemment signé un texte d’alerte, la situation « organisée par l’Etat », sur un terrain appartenant au Port de Dunkerque, établissement national, est « intolérable ».
Le campement n’est pas alimenté en eau potable. L’indispensable liquide est apporté chaque jour dans de grandes cuves par une association. Il n’y a pas de toilettes, ni de douches. Pas d’électricité bien sûr : le courant vient d’un groupe électrogène qui gronde au rythme des rafales de vent. Le premier arrêt de bus et le premier magasin sont à quarante minutes à pied. La zone est dangereuse, bordée par plusieurs unités industrielles classées Seveso. Le 20 février dernier, l’une d’elles a « inopinément » lâché des vapeurs de chlore qui sont venues irriter la gorge et les yeux des migrants voisins.
Des volontés qui résistent à l’absurde
Qui plus est, la pression policière est intense, à raison d’une intervention par semaine en moyenne : les forces de l’ordre font évacuer les lieux… qui sont réinvestis quelques heures plus tard par les expulsés sans alternative. Chaque fois que le campement est ainsi chamboulé, « les tensions montent d’un cran », pointe Diane Léon.
Ce qui est sûr, c’est qu’à la mi‐février, un homme a été tué par balles ici. Le week‐end des 1er et 2 avril, deux autres personnes ont été blessées par arme à feu et arme blanche. Les salariés et bénévoles de Médecins du Monde ont dû interrompre leur travail de soin sur place pendant une vingtaine de jours. Mais la violence menace d’abord les migrants, souligne la coordinatrice. Chacun le sait, cette base arrière des traversées en bateau vers le Royaume‐Uni est empoisonnée par les réseaux de passeurs et leurs sinistres trafics…
La « mosquée de Dunkerque ». En face : une des cuves d’eau remplies chaque jour par l’association Roots. Photo : BVEn ce lundi 24 avril pourtant, le « camp de Mardyck » se présente sous le plus grand calme. Nous sommes en plein jour, il ne pleut pas et la bise n’est pas trop méchante. Des hommes déambulent à pas lents, sortant visiblement du sommeil. Des familles, avec de très jeunes enfants parfois, se dirigent vers la distribution alimentaire de l’association Salam. Afghans, Iraniens, Kurdes irakiens, Erythréens, Guinéens, Indiens, Vietnamiens : l’arc‐en‐ciel des nationalités se déploie sous un soleil pâle. Des tout‐petits et même des adultes jouent avec des bénévoles venus rompre l’ennui de leur quotidien. La vision pourrait presque être réjouissante, si ne flottait, par‐dessus tout, un entêtant parfum d’absurdité.
Kawa, 24 ans, originaire d’Irak, raconte sa nuit : le bateau poussé à la mer en toute hâte, les boudins pas assez gonflés, et les treize passagers de l’embarcation qui se retrouvent à l’eau. Il a les yeux plissés par la fatigue. Et aux pieds « les chaussures de la mer », remarque un bénévole de Salam : des tennis à peine sèches couvertes de langues blanchâtres de sel.
Nas, une Irakienne enceinte de cinq mois, accompagnée de ses deux petites filles et de son mari, a vu tous ses amis s’embarquer hier soir mais elle et sa famille en ont été empêchées sur la plage par la police. « Les prier ne sert à rien, pleurer ne sert à rien, alors on a rebroussé chemin », rapporte‐t‐elle. Ils réessaieront de passer, bien sûr. Ils ont tenté de s’établir en Allemagne il y a peu mais en vertu du réglement de Dublin, ils allaient être renvoyés en Croatie, premier pays de l’UE où ils étaient entrés. Ils ont repris la route et n’ont plus qu’un objectif, décliné par Nas dans un doux sourire : « England ».
Un avenir meilleur ?
Utopia 56 est une autre association présente sur le terrain, et toutes les nuits auprès des perdants de la traversée, qu’il faut réchauffer et réconforter. Sa coordinatrice dans le Dunkerquois, Amélie Moyart, expose les manques et les impairs des pouvoirs publics : « On veut empêcher ces personnes de partir et on ne leur propose rien d’autre. Aucun de leurs besoins élémentaires n’est satisfait, si ce n’est par les associations. »
La file pour la distribution alimentaire de l’association Salam. Photo : BVQuelles solutions ? « Une voie de migration légale et sûre, répond Diane Léon, de Médecins du Monde. Et des lieux de répit localisés sur le littoral, dans lesquels les arrivants seraient vraiment accueillis et informés de leurs droits ».
Cet après‐midi, c’est près des camionnettes de l’organisation que trois hommes sont venus chercher un peu de réconfort. Turban sur la tête et barbes au vent, ils se déclarent de religion sikh. Ravi, le plus jeune, se sent discriminé en Inde, dans l’Etat du Penjab, et ne veut plus y demeurer. Gudral est dans l’incapacité d’y trouver un travail en rapport avec son diplôme de chimie. Après avoir parcouru la Serbie, la Hongrie, séjourné en Italie puis au Portugal, ils ont abouti dans ce vague terrain de Mardyck. Et sont résolus à gagner Londres, pour y construire une vie meilleure, « a better future ».
Des êtres que l’Etat n’a de cesse d’éloigner, de cacher, de priver de leur nom et de leur visage, accusent les associations humanitaires dunkerquoises. Selon des informations concordantes, le campement de Mardyck serait démantelé par les autorités au début de ce mois de mai ; cette fois, sans possibilité de réinstallation sur place. For a better future ? Ou pour une énième relégation, encore un peu plus loin, encore un peu plus bas ? La Préfecture du Nord n’a pas donné suite à notre demande d’entretien sur le sujet.