Mediapart, 4 novembre 2021 par Nejma Brahim
Calais (Pas-de-Calais).– Des revendications simples qui, pourtant, ne semblent pas être évidentes pour tout le monde. À Calais, le prêtre Philippe Demeestère, 74 ans, ainsi qu’Anaïs Vogel, 35 ans, et Ludovic Holbein, 38 ans, deux citoyens, ont commencé une grève de la fin le 11 octobre – que le prêtre Philippe a interrompue jeudi 4 novembre, après 25 jours sans s’alimenter – pour dénoncer le sort des exilés présents à la frontière avec le Royaume-Uni, tantôt chassés de leur lieu de vie temporaire par les forces de l’ordre toutes les 48 heures, tantôt soumis à des traitements dégradants, comme la saisie et la destruction de leurs effets personnels, des violences physiques ou verbales et des humiliations en tout genre.
Tous trois réclament une pause dans les « violations des droits humains et fondamentaux » des exilés (qu’un récent rapport de l’ONG Human Rights Watch pointait ici).
Mardi 2 novembre, le médiateur missionné par le ministère de l’intérieur pour résoudre la « crise », Didier Leschi – par ailleurs directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, appelé Ofii –, est venu rencontrer grévistes et associations pour la troisième fois, après une première entrevue une semaine plus tôt.
« On a l’impression d’être baladés, d’être pris pour des idiots », lâche Ludovic, amer, au lendemain du rendez-vous. En cause ? « Son attitude, le fait qu’il informe la presse avant nous de certaines choses, le décalage entre ce qu’il nous dit en réunion et ce qui ressort dans les médias… » Anaïs admet se sentir « trahie ». Mercredi matin, elle a reçu une vidéo montrant les forces de l’ordre lancer du gaz lacrymogène sur l’un des lieux de vie des exilés. « Ça résume plutôt bien les choses », s’agace-t-elle.
Lors de la dernière entrevue, Didier Leschi leur a présenté les « solutions » proposées par l’État (ou plutôt « imposées », si l’on en croit les grévistes) : un hébergement systématique, avec l’ouverture d’un « SAS » de 300 places rue des Huttes, sorte de zone tampon où pourront être hébergés les exilés avant leur transfert en centre d’accueil et d’examen des situations administratives (CAES).
Autrement dit, pas question pour les autorités de suspendre les démantèlements de camps et leur lot de souffrances, ni de reconnaître que les migrants subissent un harcèlement quasi quotidien et des traitements dégradants. À chaque fois, le même argument : celui de ne pas créer de « points de fixation », avec le sempiternel exemple de la jungle de Calais démantelée il y a tout juste cinq ans.
La goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien rempli
« Tout se passe comme s’il n’y avait que deux options, les expulsions ou la création d’une nouvelle jungle. En réalité, aujourd’hui, quatre ou cinq petits camps existent sans qu’une grande jungle ne se soit formée. On n’est pas pour le fait de laisser les gens vivre dans de telles conditions, on demande juste à ce qu’on leur laisse leurs tentes et effets personnels. Et si demain un grand bâtiment inoccupé permet de leur offrir un accueil inconditionnel, c’est déjà bien », poursuit Ludovic, dont la longue barbe se confondrait presque avec l’écharpe grise qui entoure son cou. « Et qu’on laisse le choix aux personnes de se rendre en CAES ou de rester à Calais, selon les raisons qui leur sont propres », complète Anaïs, abasourdie par le fait que l’État veuille décider pour les personnes exilées, sans que l’on ne leur demande leur avis.
L’une des solutions imaginées par certaines associations serait la création de « maisons des migrants » sur le littoral, à l’instar de ce qui existe au Mexique, pour permettre aux personnes en transit d’être accueillies en sécurité, dans le respect des droits humains, avec un accès au droit et à l’information. Une idée balayée d’un revers de la main par les autorités, sous pression vis à vis du Royaume-Uni qui met tout en œuvre pour réduire le nombre de traversées dans la Manche en allant jusqu’à menacer la France de ne pas verser l’aide promise visant à renforcer la surveillance de ses frontières.
Le prêtre imagine, sans que cet avis ne soit partagé par les deux autres grévistes, la création d’un centre à la frontière où les exilés pourraient déposer leur demande d’asile pour le Royaume-Uni. Avec le risque, comme l’ont démontré les projets farfelus du gouvernement britannique (lire ici ou là), qu’un centre ne soit finalement créé à mille lieues du pays, dans une logique d’externalisation de la demande d’asile (lire notre article). Mercredi matin, Philippe reçoit un SMS du médiateur lui confirmant l’ouverture du site dès aujourd’hui et lui promettant de revenir en fin de semaine pour s’assurer de son bon fonctionnement. Et tant pis si cette solution ne répond pas à leurs revendications initiales.
Autour des grévistes, à l’intérieur de l’église Saint-Pierre, les banderoles sont pourtant là pour les marteler : « Stop aux expulsions pendant la trêve hivernale », « Stop au racket des affaires des exilé·e·s », « Ouverture du dialogue entre autorités et associations non mandatées ». Sur une table à l’entrée trônent la pétition en soutien aux grévistes (ayant réuni près de 50 000 signatures) et la déclaration des droits des personnes sans-abri.
À gauche, le regard immortalisé par les portraits de trois exilés décédés à la frontière, dont Yasser, un jeune Soudanais fauché par un camion fin septembre. Quelques heures après le drame, les forces de l’ordre procédaient à l’évacuation du lieu de vie le plus important de Calais, où vivaient ses proches. Pour lui rendre hommage, des exilés ont publié une lettre ouverte où ils décrivent leur quotidien.
Parmi une conjonction d’événements, sa mort a été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà trop rempli, conduisant Philippe, Anaïs et Ludovic à commencer leur grève. Les deux derniers, nomades durant cinq ans, ont visité Calais en février dernier avant de choisir d’y rester pour venir en aide aux migrants, d’abord auprès des associations non mandatées, puis en lançant leur propre projet visant à « créer du lien entre Calaisiens et exilés » à travers des ateliers.
« Que vaut notre vie ?, interroge Anaïs, un tour de cou multicolore remonté aux oreilles pour se protéger du froid. Jusqu’où l’État nous fera aller ? Macron est-il prêt à sacrifier trois vies pour être réélu ? » « Toutes les vies ne valent pas d’être pleurées », répond Philippe, qui voit en cette politique des gages de fermeté sur le phénomène migratoire visant à conforter les discours d’extrême droite, particulièrement en période électorale.
« Les pouvoirs politiques se renient et n’assument pas leurs responsabilités. On leur dit “ça suffit” », clame-t-il, bonnet doublé d’une capuche sur la tête et lunettes sur le nez. Régulièrement, il marque une pause pour prendre des notes sur un calepin ou fermer les yeux. « On refuse de s’habituer à l’intolérable et on compte bien inscrire notre action dans la durée. » Le combat continuera, assure-t-il le poing levé.
À 13 heures, un médecin bénévole vient les ausculter un à un. Ils sont plusieurs à se relayer pour assurer un suivi aux grévistes, surpris de découvrir leur résistance physique. Mais ils pourraient ne pas s’apercevoir de la détérioration de certains organes, ont prévenu les médecins.
Le prêtre se dit ravi de voir autant de soutiens, venus d’horizons différents, rassemblés à leurs côtés pour « faire face à la détresse » des exilés. Conscient que son statut de prêtre « aide », il estime que l’Église de France « garde des capacités de mobilisation impressionnantes ». « Les catholiques participent à ce mouvement en faveur de l’accueil des personnes. » À Calais, le Secours catholique fait partie des associations les plus actives pour venir en aide aux exilés, allant jusqu’à gérer un centre d’accueil de jour permettant de leur offrir un semblant de répit. « Ils font un gros boulot et nous sont d’un grand soutien pour la grève, même s’il n’y a pas qu’eux bien sûr », réagit Ludovic.
« Pas de dialogue possible »
Mardi soir, dans l’église Saint-Pierre, une vingtaine de personnes sont là pour chanter, guitare à la main pour certains, aux côtés des grévistes. « Certains passent juste dire bonjour, d’autres restent un peu plus longtemps. C’est une présence importante pour qu’ils ne fatiguent pas », confie Clara, coordinatrice de la plateforme de soutien aux migrants, après s’être engouffrée dans une pièce attenante au chœur de l’édifice.
Chaque soir, les soutiens affluent ici et occupent l’esprit d’Anaïs, Philippe et Ludovic, à l’aide de concerts ou de jeux de société – et même une partie de cache-cache, une fois, plaisantent-ils. « C’est une mise en lumière d’un ras-le-bol général, pas juste l’action de trois grévistes, estime Ludovic. Ça donne lieu à de très belles choses. »
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Clara prend place autour de la table qui a reçu, le 27 octobre, Didier Leschi pour la première fois. Face à des attentes pour le moins « basiques », le médiateur aurait, selon elle, tenté de faire diversion en éludant la question des évacuations régulières et des traitements dégradants subis par les migrants. « Il ramenait toujours la discussion aux “dublinés”, aux mises à l’abri et solutions d’hébergement, sans admettre qu’il y avait un vrai problème. Il se comporte comme un émissaire de l’État, venu dérouler des solutions toutes prêtes qui ne répondent pas à nos revendications. Il y a un questionnement quant à son rôle de médiateur, qui est très ambigu », dénonce Clara.
Contacté par Mediapart, le patron de l’Ofii souligne la « complexité calaisienne », une ville où des personnes arrivent sans cesse. « Le point de divergence qu’il reste est la question du maintien ou non des personnes dans des campements de fortune alors qu’on leur propose des hébergements », pointe-t-il, évoquant les associations et grévistes qui estiment que les exilés ont le droit d’aller et venir et de rester à Calais s’ils le souhaitent. Et d’ajouter, tout en rejetant l’idée que des effets personnels puissent être « volés » aux migrants : « L’enjeu, depuis cinq ans, est que ne se reconstitue pas la “jungle”. Il continuera donc à y avoir des évacuations pour empêcher le grossissement de campements de fortune à Calais. »
Parmi les propositions faites aux grévistes et associations, l’arrêt des opérations menées « par surprise » et la mise en place de maraudes pour prévenir les personnes qu’un hébergement leur sera proposé. « Le jour des évacuations, un délai sera proposé pour qu’elles puissent récupérer leur tente ou leurs effets personnelles si elles le souhaitent. Il ne faut pas oublier qu’à Calais, il y a des Calaisiens, et il n’est pas illégitime de leur part de demander une meilleure répartition de la charge de l’accueil dans l’ensemble de la région. C’est donc ce qui se fait, des places vont être ouvertes. Et la maire, Natacha Bouchart, ne veut rien à Calais. » Des agents de l’Ofii inciteront par ailleurs les personnes à déposer leur demande d’asile en France.
Sur LCP mercredi soir, Didier Leschi a affirmé qu’il était « difficilement imaginable d’organiser des ferrys entre la France et l’Angleterre », alors que certains spécialistes préconisent l’ouverture de voies « sûres et légales », comme le chercheur François Gemenne (lire ici notre entretien). Cela pourrait, selon lui, alimenter le commerce des passeurs. « Les passeurs sont le résultat de la frontière », contrecarre Anaïs. Depuis la seconde rencontre, des associations non mandatées par l’État évoquent un sentiment de « mépris » – plusieurs évacuations ont eu lieu au premier jour de la trêve hivernale, lundi, malgré la médiation en cours. Sans « dialogue possible », organisations et grévistes comptent désormais interpeller Emmanuel Macron.
« Didier Leschi l’a dit lui-même, il est technicien et nos demandes sont politiques », note Clara. « Je n’ai pas le sentiment de les avoir méprisés, se défend le médiateur. Je suis allé les voir régulièrement et je considère que leur action est à prendre en considération. Mais il faut aussi accepter l’idée de victoires transitoires vers un avenir meilleur. » En attendant, certains parmi les soutiens des grévistes ont glissé être prêts à prendre la relève si Philippe, Anaïs et Ludovic venaient tous trois à cesser leur grève. « On a, de toute façon, d’autres leviers d’action », prévient le prêtre.