En Ile-de-France, les exilés face à une précarité toujours plus grande

Reportage
« On n’a rien pour dormir. La nuit, on marche » : en Ile-de-France, les migrants face à une précarité toujours plus grande

Par Juliette Bénézit, Publié le 26 décembre 2020, Le Monde

Depuis les évacuations de campements à Saint-Denis et place de la République, à Paris, en novembre, les exilés se retrouvent en situation d’errance, dans un dénuement total. « Le Monde » a pu suivre, dans la nuit de mercredi à jeudi, une maraude qui leur vient en aide.

Lorsque nous le rencontrons, un soir glacial de décembre, Mustafa porte un sweat-shirt fin sur le dos. Il a serré les cordons de son pull au niveau du cou pour affronter ce vent humide qui saisit le corps et raidit les muscles. A ses pieds, deux sacs plastiques laissent entrevoir un modeste kit de survie où sont rangées quelques affaires de rechange. Ce Soudanais de 22 ans, qui a fui la guerre civile dans son pays, engloutit une plâtrée de riz servie par le collectif Solidarité migrants Wilson, dans le 19e arrondissement de Paris. Il raconte : « Toutes les nuits, on marche. Vers Saint-Denis, gare de l’Est… ». Son compagnon de route, Abakar, un Soudanais de 27 ans, poursuit : « On n’a pas d’endroit où dormir. Pas de tente, pas de couverture. A partir d’une heure du matin, il fait vraiment très froid. »

Plus loin, Moussa, 23 ans, squatte un bout de trottoir à deux pas du périphérique. Avec trois camarades afghans, il se prépare à sillonner le nord de Paris dans l’espoir de trouver un point de chute décent pour la nuit. Dépité, Moussa lâche : « Je suis malade. On est beaucoup à avoir des problèmes au corps ». Le jeune homme – qui a demandé l’asile en France – sort de son sac un classeur vert. Il en tire un document de l’hôpital Bichat indiquant qu’il souffre d’une pneumonie. « Et je suis dehors…, s’indigne-t-il. Si vous voyiez où on dort, vous pleureriez tellement c’est sale ».

Un collectif réunissant 33 associations (parmi lesquelles Médecins du Monde, Médecins Sans Frontières, La Cimade, Action contre la faim, Emmaüs ou encore le Secours catholique), a saisi la Défenseure des droits, Claire Hédon, en novembre, sur la situation des personnes migrantes à Paris et en Ile-de-France. Depuis 2015, la région est en effet sous tension : le territoire concentre 50 % de la demande d’asile pour 19 % des places d’hébergement. Seules 30 % des personnes qui entament des démarches pour obtenir le statut de réfugié sont prises en charge dans le dispositif national d’accueil, d’après les chiffres du ministère de l’intérieur. Bilan : les campements se succèdent, dans des conditions toujours plus précaires.

« Une politique d’invisibilisation »

Ces dernières semaines, la tension est montée d’un cran. Le 17 novembre, quelque 3 000 migrants ont été mis à l’abri après l’évacuation d’un camp installé à Saint-Denis ; mal calibrée, l’opération a laissé sur le carreau entre 500 et 1 000 personnes. Plusieurs centaines d’exilés se sont retrouvés en situation d’errance, dans un dénuement total. Le 23 novembre, à l’initiative de l’association Utopia 56, un camp a été installé en plein cœur de Paris, sur la place de la République. Environ 500 Afghans ont réclamé des solutions d’hébergement d’urgence. Le soir-même, la place a été violemment évacuée, les images de l’opération « choquant » jusqu’au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin. Les semaines suivantes, l’Etat a mobilisé 604 places supplémentaires et organisé des mises à l’abri au fil de l’eau. En ce moment, entre 200 et 300 migrants seraient dehors ; un chiffre qui inclut les nouveaux arrivants.

Pour les associations, les événements récents représentent un pas de plus dans la mise en œuvre « d’une politique d’invisibilisation des exilés », des mots de Yann Manzi, d’Utopia 56. Depuis 2019, le préfet de police de Paris, Didier Lallement, affiche un objectif : zéro campement dans la capitale. De fait, ceux-ci sont repoussés vers la Seine-Saint-Denis. « Après l’évacuation du 17 novembre, les exilés se sont installés encore plus loin que d’habitude, dans des lieux toujours plus enclavés et exigus, afin de ne pas être délogés », rapporte Louis Barda, de Médecins du Monde. « Il y a eu une politique avérée de dispersement pendant dix jours après l’évacuation de Saint-Denis », explique Corinne Torre, de Médecins Sans Frontières. Rencontré sur un point de distribution alimentaire du 19e arrondissement de Paris, Usman, un Afghan de 20 ans en situation d’errance, dit : « La police nous prend les tentes le soir et ne nous laisse pas dormir. »

Les associations s’alarment de la situation sanitaire et sociale. « On a vu une grande usure physique et psychologique ces dernières semaines, constate Louis Barda. Ils se sont retrouvés éloignés des hôpitaux et des points de distribution. » Certains exilés se sont installés sur les rames inutilisées de stations de métro, de RER ou de tram. « Ils ont été dans des endroits qu’on met beaucoup de temps à atteindre. Il faut parfois escalader un mur pour y accéder. Comment on organise une prise en charge sanitaire dans ces conditions ? », demande Paul Alauzy, de Médecins du Monde.

« On peut avoir une autre tente ? »

C’est aussi l’accès aux droits qui se complexifie : « Les personnes se trouvent éloignées des services de base. Elles sont encore plus obligées de se concentrer sur leurs besoins primaires et ne peuvent pas se déplacer pour leurs démarches administratives », rapporte Alix Geoffroy, du Secours catholique.

Dans la foulée de l’évacuation de Saint-Denis, Utopia 56 a lancé une maraude dite « urgence police », avec pour objectif d’intervenir rapidement en cas de pressions. Elle est devenue, au fil des semaines, une distribution itinérante spécialement consacrée au nord de Paris. Jan Kakar, un Afghan de 36 ans, chapeaute la maraude deux soirs par semaine. Lui est arrivé en France en 2008, après avoir fui son pays et la guerre qui s’y déroule. Il a obtenu la nationalité française en 2019 et vient désormais en aide aux jeunes Afghans primo-arrivants. « J’ai commencé à faire cette maraude juste après l’évacuation de la place de la République », explique ce traducteur occasionnel pour le ministère de la justice.

Ce soir du 23 décembre, avant de prendre la route, les voitures sont chargées à ras bord. Les coffres et les banquettes arrière débordent : on y entasse des tentes, de grandes couvertures grises « haute protection » de 2 mètres sur 1,5 mètre, des stocks entiers de gants et de bonnets, des plats cuisinés fournis par Les Restos du cœur ou des établissements parisiens, des thermos de thé et de café… La nuit où nous le suivons en mission, M. Kakar est entouré d’un petit groupe d’Afghans. La plupart ont une vingtaine d’années ; certains sont réfugiés, d’autres sont en cours de demande d’asile. Bénéficiant d’une situation plus stable, ils fouillent les recoins de la Seine-Saint-Denis en suivant des coordonnées GPS qu’ils récupèrent en amont ; certaines localisations leur sont envoyées par des exilés qui se signalent par Facebook.

SOUS UN AUTRE PONT, UN HOMME DORT EN PLEIN AIR, À MÊME LE SOL, COINCÉ ENTRE LE MUR ET UN BLOC DE BÉTON QUI SERT DE PROTECTION SUR LES CHANTIERS
Les personnes migrantes que nous rencontrons ce soir-là vivent sous des ponts, le long du canal Saint-Denis. « C’est les associations, vous voulez du thé ? », demande M. Kakar en arrivant sur place. Les fermetures des tentes s’ouvrent, laissant apparaître quelques visages. « On peut avoir une autre tente ? On n’a pas assez de place », lance un Gambien de 19 ans. Il partage son abri de fortune avec un camarade. « J’ai demandé l’asile mais on ne m’a pas encore proposé de logement », dit-il les traits tirés. Les personnes en cours de procédure doivent en principe être hébergées par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) le temps que leur dossier soit étudié.

Sous un autre pont, un homme se redresse brusquement au passage des bénévoles. Il dort en plein air, à même le sol, coincé entre le mur et un bloc de béton qui sert de protection sur les chantiers. M. Kakar lui enroule une couverture autour du corps. Il fait moins de 10 degrés. Plus loin, dans la pénombre, un Soudanais est prostré contre un mur. Il n’a ni tente ni duvet.

Sous-dimensionnement du parc d’hébergement

A ce jour, le dispositif national d’accueil (DNA) – soit quelque 107 000 places d’hébergement réservées aux demandeurs d’asile – est plein à 98 %. En 2021, 4 500 places supplémentaires doivent être créées. Marlène Schiappa, la ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, a également annoncé la mise en œuvre, dès janvier, d’un nouveau schéma national d’accueil instaurant des transferts systématiques en région pour les demandeurs d’asile franciliens. En cas de refus, des fins de prise en charge – notamment le versement d’aides financières – pourraient être décidées. L’objectif affiché par le gouvernement est de desserrer la pression sur l’Ile-de-France.

Outre le sous-dimensionnement du parc d’hébergement, Didier Leschi, le directeur général de l’OFII, identifie une difficulté principale : « Le nombre de réfugiés en présence indue dans le DNA augmente. On n’arrive pas à les en sortir. Ils relèvent en principe de l’hébergement d’urgence de droit commun. » En 2019, 6,3 % des places étaient occupées par des personnes ayant obtenu le statut de réfugiés.

Les autorités identifient comme autre difficulté le cas des personnes dites « dublinées », en référence au règlement Dublin qui prévoit que les demandes d’asile soient examinées par le premier pays de l’Union européenne dans lequel la personne a été enregistrée. Les Afghans – première nationalité parmi les demandeurs d’asile en 2019 avec 10 175 dossiers déposés – sont particulièrement concernés.

« Plus d’Afghans se sont présentés en préfecture et ont demandé l’asile cette année que l’année dernière à la même époque, alors qu’on est en pleine crise sanitaire. Ils viennent d’autres pays de l’UE et savent qu’ils peuvent avoir l’asile en France. Leur objectif est d’attendre dix-huit mois [délai d’expiration de la procédure Dublin à l’issue duquel ils peuvent déposer une demande en France] », rapporte M. Leschi.

« Aujourd’hui, il faut être dans la bonne case du primo-arrivant : celui qui n’est pas “dubliné”, pas débouté. Or, la vulnérabilité de ces personnes n’est pas moins grande. Ils doivent être pris en charge », insiste Louis Barda. « Après chaque évacuation de campement, et chaque mise à l’abri, il y a des remises à la rue parce qu’on explique que les gens ne rentrent pas dans les critères », explique Alix Geoffroy.

Sous les ponts qui longent le canal Saint-Denis, Jan Kakar demande aux Afghans qu’il rencontre l’état d’avancement de leur procédure. « Lui, il est “dubliné” en Pologne, il vient d’arriver il y a quelques jours », nous explique-t-il après avoir échangé avec l’un d’entre eux. Il prend son  numéro de téléphone pour suivre sa situation. Et aussi « pour lui ramener une paire de chaussures », taille 42 ou 43. Le jeune homme d’une vingtaine d’années marche pieds nus.

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