Donner un nom aux victimes de la Méditerranée

Hommes & migrations

Revue française de référence sur les dynamiques migratoires

Catherine Guilyardi, « Donner un nom aux victimes de la Méditerranée », Hommes & migrations

 

Livres

Donner un nom aux victimes de la Méditerranée

Deux livres et un documentaire proposent de revenir sur l’initiative lancée après le naufrage qui a causé la mort de près de 1 000 personnes, le 18 avril 2015, pour redonner une identité – et leur dignité – aux migrants qui traversent la Méditerranée et permettre à leur famille de faire leur deuil

« À 23 h 20, le capitaine donne l’ordre d’arrêter les moteurs et appelle l’ensemble de son équipage sur le pont pour procéder au sauvetage. C’est alors que le chalutier, désormais  à quelques centaines de mètres, vire soudain à bâbord et accélère, se dirigeant droit vers le King Jacob. Le choc est brutal. »

La journaliste Taina Tervonen raconte, dans son livre  Au  pays des disparus, comment, le 18 avril 2015, un petit  chalutier  bleu coule, emporté par  le  poids  de ses presque 1 000 passagers. 28 personnes survivront parmi celles embarquées  quelques jours plus tôt en sur une plage de Libye. Le capitaine et son second sont aujourd’hui en prison en Italie

La nouvelle du naufrage du Barcone crée un choc puissant  en Italie. Matteo Renzi, alors Premier ministre, décide de financer le renflouage du bateau et de permettre l’identification des morts grâce à une équipe qui travaille depuis plusieurs années sur la  reconnaissance des corps sans nom. L’Italie dispose d’un Commissaire extraordinaire pour les personnes disparues auprès du gouvernement (UCPS) et il y a la volonté d’une femme, placée au cœur des trois récits présentés ici, Cristina Cattaneo, anthropologue et médecin légiste.

« Le cimetière des désespérés »

Son rôle sera central dans cette entreprise d’identification autour du plus grand naufrage de migrants en Méditerranée, une mer qu’elle appelle « cimetière des désespérés ». Dans Naufragés sans visage (dont les bénéfices iront à son Laboratoire d’anthropologie et d’odontologie forensique, Labanof, de l’université de Milan), Cristina Cattaneo explique comment cette opération d’identification post mortem de près de 600 corps a été rendue possible après le renflouage du Barcone fin juin 2016.

Avec son laboratoire, elle a déjà travaillé sur l’identification des corps retrouvés après le naufrage d’un bateau au large de Lampedusa en 2013. L’enjeu est important dans ce qu’elle nomme « le plus grand désastre de notre temps, une grande, une immense tragédie diluée dans le temps et l’espace » avec ces corps qui s’échouent presque chaque jour sur les plages de Sicile, de Lampedusa ou des autres îles de la Méditerranée. Le médecin légiste lutte contre l’administration qui n’impose à personne d’identifier un mort quand il n’est pas d’intérêt strictement judiciaire.

Qui ces corps de migrants intéressent-ils puisque personne ne semble les réclamer ?

L’ampleur de la catastrophe du Barcone en 2015 déchire « le ciel gris de la colère et de l’hostilité » contre les migrants, écrit Cattaneo, amenant « une lueur d’humanité (…) grâce à la volonté d’un pays qui, ironiquement était peut-être le dernier à pouvoir se permettre un tel geste, débordé qu’il était par l’accueil et la gestion déjà difficile de dizaines de milliers de migrants en vie ».

« Ce sont les objets personnels qui nous touchent » Le Barcone est donc renfloué par la marine italienne fin juin 2016, 1 an et 2 mois après son naufrage. Des corps sont récupérés autour de l’épave, puis le bateau ramené à la surface. Les premières images, émouvantes, du documentaire de Madeleine Leroyer et Cécile Debarge, #387 (numéro 387) montrent le bateau au fond de la Méditerranée avec des couronnes mortuaires posées sur le pont. Sur la base de Melilli, en Sicile, où est ramené le chalutier, l’équipe du Labanof, aidée par la police scientifique, les pompiers et des équipes tournantes de médecins légistes, autopsiera 528 corps pendant deux mois. Il faut faire « parler » les morts sans nom avant de les enterrer. Une course contre la montre dans des conditions difficiles. On devine l’odeur, l’horreur et l’émotion qui imprègnent tous ceux qui participent à l’opération qu’a pu filmer #387.

« Plus encore que les visages, ce sont les objets personnels qui nous touchent. (…) Peut-être parce qu’ils représentent les derniers gestes, les derniers choix. Ou alors égoïstement, parce que si les visages sont clairement ceux des “autres”, beaucoup de ces objets pourraient facilement être les nôtres », écrit Cristina Cattaneo.

Un sweat à capuche, un pantalon, une ceinture, des photos et surtout une lettre d’amour… C’est le peu qui reste du « numéro» 387, dont le corps a quasiment disparu, et dont la recherche d’identité sert de fil directeur au documentaire qui sera diffusé sur Arte début 2020. À la morgue de Milan, qui recueille précieusement ces objets, le numéro PM390047 portait sur lui un Nokia jaune citron, désormais brisé en trois morceaux, et le plastique qui le protégeait. Ce sont ces objets qui reviennent au fil de l’enquête de la journaliste Taina Tervonen dans Au pays des disparus.

Les lettres « PM », pour post mortem, sont attribuées lorsque le corps est retrouvé entier et peut être enterré. De nombreuses personnes sont enterrées sans autopsie, devenues un numéro sur une tombe. La chercheuse Georgia Mirto, dont le rôle est de consigner toutes les tombes sans nom  en Sicile, est un des personnages les plus  attachants de #387. « Honorer les morts, dit-elle, c’est servir les vivants, parce que notre civilisation, notre condition d’êtres civilisés, se mesure à la   façon dont nous traitons les morts. » La grand-mère de Georgia n’a jamais pu faire le deuil de son mari, enlevé par la mafia. Son corps n’a jamais été retrouvé et sa femme a toujours espéré son retour.

Retrouver les proches

Pour identifier un corps, il y a l’ADN prélevé, mais pas seulement. On étudie la forme des dents, des os, des empreintes digitales et du visage quand c’est possible. Cela permet de faire la concordance avec des photos ou des indications qui seraient données par la famille… si elle se manifeste.

Comment retrouver ceux qui pourront raconter l’histoire ante mortem, avant la mort, de ce corps

 

sans identité? C’est le deuxième défi de cette opération d’identification unique à ce jour.

Les reportages au long cours de Taina Tervonen, Madeleine Leroyer et Cécile Debarge nous emmènent de l’autre côté de la Méditerranée où la Croix Rouge internationale (CICR) prend le relais des médecins légistes italiens pour rencontrer ceux qui auraient signalé la disparition d’un proche. Ils sont rares, d’abord parce que, dans certains pays, le départ est interdit. En Érythrée, les proches risquent la prison s’ils se signalent. Au Mali et au Sénégal, d’où viendraient de nombreux passagers du Barcone, les familles ne savent pas toujours que leur fils, frère ou mari (ce sont en grande majorité des hommes jeunes qui partent) aurait embarqué de Libye ce jour-là. Parfois, le récit d’un survivant du naufrage a permis d’identifier un nom ou une provenance; rarement, le « coxeur» (qui est en contact avec les passeurs) a informé les familles   qui ont réussi à les joindre après le naufrage.

 

« La réalité est toujours plus complexe qu’on ne l’imagine »

Dans #387, comme dans les reportages de Taina Tervonen, nous allons à Kothiary, un village pauvre à l’est du Sénégal, d’où plusieurs hommes auraient embarqué à bord du Barcone. L’impossibilité de faire son deuil, en l’absence de corps ou de la confirmation du décès, est prégnante. Si le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) effectue des prélèvements d’ADN pour identifier les corps enregistrés par le Labanof, les familles ne comprennent pas à quoi cela va leur servir. Une fois de plus, on ne peut leur confirmer la mort de celui qu’ils espèrent encore voir revenir.

Au-delà du  défi  de  l’identification  de naufragés de la Méditerranée, l’initiative italienne aura  permis  plusieurs  enquêtes   journalistiques dans les pays  de  départ.  Soutenue  par  le  journal en ligne Les Jours, Taina Tervonen se rend au Niger, sur la route de la Libye, et au Sénégal. C’est un financement rare de la part d’un titre de presse :

« Le journalisme coûte du temps, rappelle l’auteur d’Au pays des disparus, parce que la réalité est toujours plus complexe qu’on ne l’imagine, parce qu’elle exige qu’on la regarde de près et qu’on l’écoute, sans se presser. » Le documentaire de Madeleine Leroyer, écrit avec Cécile Debarge installée en Sicile depuis six ans, retourne aussi d’où sont partis certains migrants morts dans le Barcone. Le film a bénéficié d’une coproduction internationale et a mis en place une campagne d’impact qui permettra la diffusion de #387 dans plusieurs pays africains.

L’enquête sur les vivants est aussi importante que celle sur les morts. Certains sont revenus chez eux. Dans le livre de Taina Tervonen, un jeune homme de retour de Libye, rencontré par la journaliste à Agadez au Niger, décide de ne pas tenter une nouvelle traversée. Elle le retrouve au Sénégal. Conscient des risques encourus, lourd de son échec à rejoindre l’Europe, meurtri par les morts et la violence qui ont jalonné sa route, il pense pourtant à repartir… Comme si la fermeture et le déplacement toujours plus au Sud des frontières de l’Europe, au lieu de décourager les départs, ne servaient qu’à rendre de plus en plus dangereuses les routes vers l’Occident et à provoquer la mort.

À ce jour, deux personnes ont été identifiées sur les 528 corps retrouvés sur le petit chalutier  bleu qui embarqua près de 1 000 personnes sur une plage de Libye en avril 2015. Selon United Against Racism, le nombre de morts « dues aux politiques restrictives de la forteresse Europe » était de 36570 personnes au 1er avril  2019,  dont  près  de 15 000 en tentant de traverser la Méditerranée. ¡ Catherine Guilyardi

 

 

Cristina Cattaneo, Naufragés sans visages, Paris, albin Michel, 2019, 224 pages, 19 .

Prix Galileo 2019.

#387, documentaire de Madeleine Leroyer, écrit avec Cécile Debarge (France, belgique, 2017).

Produit par Valérie Montmartin, Little Big Story. Co-production Arte, RTBF, Stenola productions, Shelter Production, Taxshelter.be, ING, Graffiti Doc.

2e  Prix du long-métrage documentaire au Global Migration Film Festival 2019.

taina tervonen, Au pays des disparus, Paris, Fayard, 2019, 256 pages, 19

Prix Louise Weiss du journalisme européen 2018.

 

 

 

 

 

 

 

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