Des vidéos filmées à Calais ont permis de blanchir un bénévole accusé de violence envers des policiers

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Selon nos informations, trois CRS sont renvoyés devant la justice, accusés d’avoir menti pour couvrir l’un des leurs, coupable de violences contre un membre d’ONG.

Par Nicolas Chapuis et Juliette BénézitPublié aujourd’hui à 06h54, mis à jour à 08h45

Les images paraîtraient presque anodines en comparaison des nombreuses vidéos de violences policières diffusées ces derniers mois. Mais les trois courtes séquences sont lourdes de conséquences : elles ont permis à la justice de blanchir un bénévole de Calais (Pas-de-Calais), injustement accusé de violence et d’outrage envers des policiers. Et elles valent désormais à trois CRS d’être renvoyés devant la justice, l’un pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique, et les trois pour faux en écriture publique.

Selon une information du Monde, les fonctionnaires de police sont accusés d’avoir menti pour couvrir l’un des leurs, qui s’était rendu coupable de violences, et d’avoir ainsi provoqué le renvoi devant la justice d’un innocent.

Les faits ont eu lieu à l’été 2018 sur l’une de ces bretelles routières qui avoisine la rocade de Calais, où se massent des migrants, candidats au départ vers l’Angleterre. Ce matin-là, Thomas Ciotkowski, un bénévole britannique âgé d’une trentaine d’années, circule en camionnette avec l’un de ses amis. Il fait partie d’une des associations qui défend les droits des réfugiés. Apercevant trois personnes en train de se faire contrôler par quelques policiers, à proximité de migrants, il s’arrête pour filmer la scène. Les fonctionnaires décident alors « d’évincer » l’ensemble du groupe.

Une version de la suite est racontée sur procès-verbal, par le chef de groupe, Laurent M., membre de la CRS 40, qui porte plainte contre Thomas Ciotkowski :

« Nous avons essayé de les repousser, mais ça durait et, à ce moment-là, l’individu anglais que nous avons interpellé après a commencé à parler fort, à crier et nous a insultés dans sa langue en ces termes bitch-bastard et il est venu à mon contact, puis a positionné ses mains sur ma poitrine et m’a poussé en arrière. J’ai effectué un geste pour le repousser, il a reculé et comme derrière lui se trouvait la glissière de sécurité, il a basculé en arrière et, comme il me tenait, j’ai suivi et j’ai basculé avec lui. Nous nous sommes retrouvés au sol tous les deux et j’ai procédé à son interpellation.

– Est-ce que les insultes ont été prononcées plusieurs fois ?

– Oui, plusieurs fois en anglais, à chaque fois qu’on essayait d’avancer, ils nous repoussaient tout en nous insultant. »

Les deux collègues de Laurent M. confirment sur procès-verbal l’ensemble de ces déclarations, citant les mêmes propos : « Ils étaient agressifs envers nous et nous ont copieusement insultés en anglais, de mots comme “bastard, bitch, fuck…” et j’en passe », assure le brigadier G. Quant au gardien de la paix L., il est formel : « J’ai vu l’individu qu’on a ramené qui s’est approché du chef M. et l’a poussé au niveau du torse. J’ai entendu le chef M. dire aux Anglais “Me pousse pas », mais le gars l’a refait, donc le chef M. l’a repoussé mais en reculant l’individu a butté contre la glissière de sécurité et est parti en arrière en s’agrippant au chef M., ils sont tombés tous les deux. »

Une réalité toute différente

Insultes, provocations, agression physique, tous les éléments semblent être réunis pour un dépôt de plainte. A ce détail près que les images, filmées sous trois angles différents, qui montrent l’intégralité de la scène et sur lesquelles l’ensemble des propos échangés sont audibles, présentent une réalité toute différente. Tout au long des vidéos, les bénévoles ne profèrent pas la moindre injure, Thomas Ciotkowski ne pousse jamais le CRS et ce dernier ne se retrouve à aucun moment au sol.

On y voit au contraire des policiers qui évacuent un groupe de migrants et de bénévoles dont aucun ne semble être virulent. L’un des fonctionnaires traite un militant de « putain d’Anglais ». Un autre assène un coup de pied par derrière dans le mollet d’un jeune homme pour le faire avancer. Thomas Ciotkowski s’en indigne. « C’est illégal », l’entend-on dire dans un français mâtiné d’accent britannique. Il relève le matricule de l’un des policiers.

Un policier donne alors un coup de matraque à une jeune femme sur le bras. « Don’t hit women », intervient Thomas Ciotkowski, qui ne porte jamais la main sur le fonctionnaire. Laurent M. le pousse pourtant par-dessus la glissière de sécurité. Il tombe à la renverse sur la route, alors qu’un camion passe à ce moment-là, juste derrière sa tête. Les policiers tentent d’empêcher une jeune femme de lui porter assistance et interpellent dans la foulée le jeune homme. Il fera vingt-neuf heures de garde à vue et sortira avec une convocation devant le tribunal correctionnel pour violence et outrage sur une personne dépositaire de l’autorité publique.

Les vidéos, « remparts à la logique d’impunité »

Jugé en juin 2019, le jeune homme a été relaxé de toute poursuite. A la sortie de l’audience, le procureur de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), interpellé par la diffusion des vidéos, a saisi l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour faire la lumière sur les déclarations des policiers. Sur la base de l’enquête qui lui a été remise un an plus tard, le magistrat a décidé de citer à comparaître les trois CRS. Interrogés par Le Monde, ces derniers n’ont pas souhaité pour le moment faire de commentaire. Pour Thomas Ciotkowski, « c’est bien de voir la justice en action et de voir qu’une enquête solide a été menée. Bien que je leur pardonne ce qu’ils m’ont fait, j’ai été chanceux de ne pas être sévèrement blessé ou même tué et ils devraient être tenus pour responsables de leurs actes. »

Les avocats du bénévole, Me William Bourdon et Me Apolline Cagnat, estiment que « les poursuites pour faux sont un signal fort qui tranche avec la présomption de crédibilité invariablement accordée aux fonctionnaires de police, même face à de nombreux témoignages contraires ». Mais ils regrettent qu’il ait fallu « comme trop souvent des vidéos pour rendre possibles ces poursuites. Elles ont été le rempart à la logique d’impunité que les policiers recherchent systématiquement. »

A l’audience de juin 2019, le représentant du parquet, qui avait pourtant vu les vidéos, avait choisi de croire la version des policiers en requérant quatre mois de prison avec sursis contre le jeune homme.

Nicolas Chapuis et Juliette Bénézit