A Vintimille, le « cycle infini » des migrations transfrontalières

Par Allan Kaval(Vintimille (Italie), envoyé spécial), publié dans le Monde du 15 mai 2023

 

L’augmentation des arrivées de migrants en Italie, depuis le début de l’année, a pour conséquence d’accentuer les tentatives de passages en France. Les contrôles intensifiés par Paris ont transformé la ville italienne proche de la frontière en goulot d’étranglement pour les réfugiés.

Entre la localité de Grimaldi, la dernière d’Italie, et la commune française de Menton, où la Côte d’Azur se fond dans la Riviera italienne, les anciennes villas d’aristocrates anglais du XIXe siècle, les bougainvilliers et les eaux bleues de la Méditerranée servent depuis huit ans de décor à une crise migratoire permanente. Depuis 2015, la France y renouvelle systématiquement la suspension exceptionnelle de la liberté de circulation. Des hommes et des femmes tentent de franchir la frontière, d’autres les arrêtent, les renvoient vers l’Italie. Ce mouvement de pendule recommence, prenant des voies plus dangereuses. En huit ans, plusieurs dizaines de personnes y ont perdu la vie.

Avec le rétablissement des contrôles dans les trains, sur les routes et dans les sentiers qui parcourent les collines calcaires du littoral, cette voie migratoire historique a transformé la ville de Vintimille, distante de sept kilomètres, en goulot d’étranglement. De loin en loin, s’y répercutent les frictions ponctuelles qui affectent les relations entre Rome et Paris sur le dossier migratoire, comme lorsque, le 4 mai, le ministère français de l’intérieur, Gérard Darmanin, a jugé jugé la présidente du conseil d’extrême droite, Giorgia Meloni,  « incapable » de gérer les flux migratoires en Italie.

Ces déclarations intervenaient alors que l’Italie a enregistré dans les premiers mois de 2023 une nette progression des arrivées de migrants en provenance des côtes d’Afrique du Nord. Le ministère de l’intérieur italien a dénombré un afflux de 42 000 personnes en Italie par la Méditerranée en 2023, contre 11 000 sur la même période l’année précédente, avec surtout l’intensification de départs de Tunisie de migrants venus d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. En réaction, le gouvernement italien a déclaré un état d’urgence migratoire et remis en cause le régime de protection internationale en vigueur dans le pays.

« Une histoire sans fin »

Mécaniquement, ces nouveaux flux se répercutent à la frontière avec la France. Dans les municipalités de la Côte d’Azur, dominées par Les Républicains, on parle de structures d’accueil saturées par des mineurs étrangers non accompagnés et on se dit à l’aube d’un été qui s’annonce particulièrement tendu. Depuis janvier, 40,8 % des personnes qui ont débarqué sur les côtes italiennes sont originaires d’Afrique subsaharienne francophone, d’après les données du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

Dans un contexte de surenchère politique sur la question migratoire, le gouvernement français a annoncé fin avril l’envoi de cent cinquante policiers et gendarmes supplémentaires et la création d’une « border force » impliquant gendarmes, policiers et militaires, visant à maintenir les migrants du côté italien. La préfecture des Alpes-Maritimes a autorisé l’usage de drones pour la surveillance de la frontière entre le bord de mer et les sentiers pédestres de l’arrière-pays.

Depuis le poste frontalier de la police italienne, situé sur le pont San-Luigi, où passe la route qui mène à Menton depuis l’Italie, le renforcement du dispositif français se manifeste pour l’instant par la présence en contrebas, sur le pont Saint-Ludovic, de neuf nouveaux fourgons des forces de l’ordre. « Renforcer les contrôles, boucler la frontière ne va pas résoudre les problèmes de fond », juge un officier de la police nationale italienne détaché auprès de Frontex, l’agence européenne chargée du contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen. « Sans politique européenne de répartition des flux, les migrants vont continuer à venir, à être refoulés, à retenter leur chance et à prendre des risques », juge-t-il, indiquant qu’il a pu observer la situation à Vintimille, depuis 2015, sans jamais y percevoir de changement significatif. « C’est une histoire sans fin, un cycle infini », résume-t-il.

Dans les locaux du poste frontalier, une dizaine de jeunes hommes originaires d’Afrique subsaharienne attendent de repasser en France. Considérés au jugé majeurs par les policiers français, mais connus comme mineurs par leurs homologues italiens qui les ont identifiés grâce à leurs empreintes digitales, ils sont censés faire l’objet de protections particulières de la part des autorités françaises, qui ne devraient pas pouvoir leur refuser l’entrée. Parmi les humanitaires opérant dans la zone, on décrit ces allers-retours quotidiens comme une partie de « ping-pong migratoire » entre les deux pays.

42 morts depuis 2015

Au même moment, quatre silhouettes longent la voie de chemin de fer qui court, parallèle, en contrebas de la route. Le conducteur du TER bleu de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur fait hurler sa sirène avant de les frôler dangereusement. Les organisations de défense des droits des migrants ont dénombré 42 morts depuis 2015 parmi ceux qui ont pris des risques pour traverser cette portion de frontière, un chiffre que leurs représentants jugent en deçà de la réalité. En janvier, un jeune homme a ainsi été retrouvé mort électrocuté : il avait tenté d’éviter, en montant sur le toit du train, les contrôles systématiques opérés par la police française.

Pour les personnes refoulées, le retour à Vintimille s’impose. Ils y subsistent dans des conditions dégradées, passant leurs nuits à la rue ou se fixant en marge de la ville, dans des cabanes et des tentes, sous un pont routier où prospèrent parmi les immondices les rats, ainsi que deux sangliers et leurs petits. « La frontière produit depuis huit ans une situation humanitaire préoccupante pour les personnes en transit, observe Giulia Berberi, cheffe de projet locale de Médecins du monde (MDM). Au fil des ans, l’Etat italien s’est retiré, laissant les acteurs privés assurer le minimum. »

Médecins sans frontières mis à part, les ONG actives dans la région, MDM, Save the Children, WeWorld, se sont regroupées dans les locaux de Caritas, le Secours catholique italien, où sont servis à une immense majorité de migrants en transit des repas de plus en plus nombreux. Dans le parking poussiéreux qui jouxte le bâtiment, une trentaine de nouveaux arrivants se sont installés sur des cartons. « Retourner en arrière est impossible », confie parmi eux un trentenaire guinéen qui a souhaité rester anonyme. Il est arrivé deux semaines plus tôt après avoir fui la déferlante d’attaques racistes contre les migrants subsahariens, qui se déchaîne depuis le début de l’année en Tunisie. Quel que soit le résultat du durcissement annoncé des contrôles frontaliers côté français, il assure qu’il continuera, refoulement après refoulement, à tenter de trouver une brèche, à avancer.