Travail des immigrés, l’hypocrisie française

 

Par Marjorie Cessac, Le Monde du 16 février

Alors qu’une entreprise sur deux a du mal à recruter, beaucoup d’étrangers ont du mal à obtenir un visa de travail. Le volet emploi de l’immigration pèche par son inadéquation aux besoins du marché.

Ils sont artisans, boulangers, restaurateurs, bouchers, soignants. Et toujours un peu plus nombreux à se mobiliser pour empêcher l’expulsion d’un employé immigré sur lequel ils savent compter. Ils sont aussi étrangers mais diplômés en France, parfois chercheurs dans des laboratoires prestigieux, sans pour autant parvenir à renouveler leur titre de séjour condition sine qua non pour pouvoir travailler.

A quelques semaines de l’élection présidentielle, quand les questions identitaires et sécuritaires se mélangent et hystérisent les débats sur l’immigration, ces récits disent une autre histoire : celle de la pénurie de main-d’œuvre, des freins administratifs kafkaïens et de la contribution des immigrés – qu’ils soient diplômés ou pas – à l’économie. Ils racontent leur présence essentielle, comme ces aides-soignantes en « première ligne » applaudies au début de la pandémie. Ils montrent, en creux, à l’autre bout du spectre, la faible affluence des étrangers plus qualifiés. « Ainsi la France, 6puissance économique mondiale, n’est que 19e au classement mondial “compétitivité et talents” élaboré par [l’école privée de management] l’Insead, qui mesure la capacité d’un pays à attirer, produire et retenir des talents », constatent des économistes dans une note du Conseil d’analyse économique de novembre 2021.

Main-d’œuvre peu qualifiée

L’immigration a toujours rempli un rôle de compensation là où il y avait un vide, où les besoins n’étaient pas satisfaits par la population locale. A la fois sur les métiers pour lesquels la demande s’accroît brusquement et sur ceux qui sont en déclin comme l’artisanat en voie d’être mécanisé ou délocalisé. Certes, depuis l’époque des ouvriers spécialisés (OS) de Renault à Boulogne-Billancourt décrits par le sociologue Abdelmalek Sayad en 1986, le profil des immigrés de travail s’est diversifié. De plus en plus exercent une profession qualifiée, à l’instar des 11,5 % de médecins formés à l’étranger, ou des nombreux ingénieurs informatiques tunisiens.

Mais les étrangers restent surreprésentés dans les métiers les plus difficiles : la moitié d’entre eux travaillent dans le bâtiment et les travaux publics ou dans les services aux particuliers et aux collectivités. Ce sont ces emplois précaires qui ont le plus de mal à recruter à l’heure de la reprise. Exemple, dans les emplois de maison où un poste sur cinq est occupé par une personne étrangère non originaire de l’Union européenne. Et où près de la moitié des employés devrait partir à la retraite avant 2030. « Il ne faudra pas moins de 600 000 recrutements pour compenser ces cessations d’activités », prévenait Marie-Béatrice Levaux, présidente de la Fédération des particuliers employeurs de France (Fepem), dans le cadre de l’enquête parlementaire sur les migrations, en juillet 2021.

Certes tous ces postes ne seront pas pourvus par des immigrés. Mais force est de constater qu’en dépit du chômage, certaines fonctions, pourtant indispensables, ne parviennent plus à attirer les Français. En raison de la précarité grandissante des emplois, de leur longue dévalorisation ou du fait qu’ils sont perçus comme trop contraignants au regard des aspirations nouvelles. « En Europe, le besoin de travailleurs n’est pas seulement lié au vieillissement de la population, souligne Jérôme Vignon, conseiller à l’Institut Jacques Delors, mais aussi à la montée en gamme des qualifications de la population résidente qui, du coup, engendre une baisse de la main-d’œuvre peu qualifiée. »

A la merci des employeurs

Dans ce contexte tendu, la France est régulièrement pointée du doigt pour ne pas avoir suffisamment soigné le volet travail de son immigration. . Face à la montée du chômage, d’autres lois ont poursuivi le même objectif. Entamée en 2019 en vue de fluidifier le recrutement des étrangers, la dernière réforme souffre d’une inadéquation aux besoins immédiats. Si la liste des métiers en tension ouverts aux étrangers a été réactualisée au printemps 2021 – une première depuis quatorze ans –, elle reste très incomplète.

Cette même réforme entend promouvoir le recrutement à l’étranger sans toutefois aborder la question cruciale de l’embauche en France. Attablé devant un café, dans son restaurant Baltard au Louvre, en plein cœur de Paris, Vincent Sitz le déplore : « Embaucher en France est déjà compliqué alors je ne vais pas m’amuser à recruter un plongeur au Mali ou au Sénégal. Ce n’est pas juste une personne pour une tâche, c’est aussi une question de feeling, d’affinité », explique celui qui est aussi président de la commission emploi-formation du Groupement national des indépendants de l’hôtellerie-restauration.

Le secteur compte 220 000 postes vacants : « Nous avons besoin de réactivité, qu’il y ait des courroies de transmission préfectures, ambassades, personnes dédiées à nos secteurs à Pôle emploi pour repérer ces profils et nous mettre en lien avec eux. Nous devons aussi absolument développer les formations courtes », insiste-t-il en citant l’exemple réussi de Mariam, en train de dresser une table dans la même salle.

Arrivée de Dakar en France en janvier 2018, cette jeune chef de rang a entamé dès février ce type d’apprentissage rapide avant d’être recrutée à sa sortie, en stage puis comme commis de salle dans cette même entreprise. « Cela fera bientôt quatre ans », calcule-t-elle, consciente que « d’autres n’ont pas eu cette chance ». Comme les nombreux sans-papiers qu’elle connaît.

Adama (le prénom a été changé) était, encore il y a peu, dans ce cas. Ripeur, ce Malien a vécu six ans tapi dans la clandestinité sous l’identité d’un autre avant d’être régularisé lors d’une grève fin octobre à Sepur, une entreprise de collecte des déchets alors sous le coup d’une enquête de l’inspection du travail. « J’ai travaillé dans plein de domaines, surtout dans la sécurité vu mon gabarit, raconte-t-il, mais avec Sepur, j’ai connu le pire. » « Horaires de repos jamais respectés », « un salaire jamais exact » : « Chaque fois que je réclamais mon dû, ils me menaçaient, ou ils me renvoyaient vers l’agence d’intérim que personne ne connaissait, j’étais obligé de me taire », poursuit-il.

Certains employeurs abusent de ces irréguliers qui, la peur au ventre, n’ont d’autre choix que d’être corvéables à merci. D’autres craignent un « appel d’air » s’ils procèdent à des régularisations. Nombre redoutent tout bonnement de voir le salarié leur échapper une fois qu’ils l’auront fait, sachant que la législation leur donne la possibilité de demander sa régularisation.

« C’est un point primordial, note Marilyne Poulain, pilote du collectif Immigration à la CGT. Si l’employeur a tissé un lien privilégié avec son salarié ou son apprenti, il lui arrive de se mobiliser pour lui. En revanche, dans les grosses boîtes d’intérim, les géants du nettoyage ou du BTP, qui brassent le plus de main-d’œuvre étrangère, ces travailleurs régularisés ou sans papiers continuent de n’être que des pions subordonnés à l’employeur qui a tout pouvoir sur lui. » Les rares employeurs à vouloir adopter une démarche légaliste se heurtent « à une forme d’impasse », « à des préfectures complètement engorgées et inaccessibles », ajoute celle qui soutient de nombreuses grèves en faveur des sans-papiers.

Former les réfugiés

Si les travailleurs sans-papiers constituent un sujet hautement politique et miné, il est un statut qui bénéficie d’une protection administrative, qui rassure les employeurs, et pour lequel le Medef s’est impliqué, c’est celui de réfugié. Dès 2015, quand plus de 1 million de migrants sont arrivés en Europe à la suite du conflit syrien notamment, plusieurs initiatives ont émergé en vue de leur intégration professionnelle.

Des fédérations professionnelles comme celle du bâtiment ont lancé, en 2018, des projets comme le plan « 15 000 bâtisseurs » visant à recruter des jeunes, des demandeurs d’emploi mais aussi des réfugiés. Des programmes public-privé comme celui de HOPE ( Hébergement, orientation, parcours vers l’emploi)  ont également vu le jour à leur attention.

Sayed et Berhane ont pu en bénéficier. Les deux hommes n’ont pas suivi les mêmes routes migratoires, mais leurs chemins se sont croisés au centre de formation professionnelle pour adulte (AFPA) de Grenoble, où ils suivaient des cours de français et apprenaient un métier en tension. « Nous avons suivi la formation de maçon “VRD”, épelle Berhane, 43 ans. Voirie et réseaux divers. Pour moi, c’était assez simple, car en Erythrée, j’étais dans l’armée et déjà dans la construction. »

A ses côtés, Sayed, 30 ans, a dû reprendre tout à zéro. « Moi, j’ai étudié l’hydrométéorologie. En Afghanistan, je faisais des statistiques pour l’ONU. A présent, ma priorité est de bien parler français », poursuit le jeune homme qui a fui l’avancée talibane. Tous deux sont en contrat de professionnalisation auprès d’une agence d’intérim.

Ces initiatives, qui se comptent seulement en milliers, remportent l’adhésion des employeurs. Un succès sans commune mesure avec les résultats de l’Allemagne, qui, en 2021, avait réussi, grâce à l’apprentissage, à faire employer la moitié du 1,6 million de réfugiés. « Au départ, les entreprises étaient frileuses, reconnaît Pascale Gerard, directrice diversité et intégration à l’AFPA. Mais aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses à venir vers nous pour recruter. » L’objectif, pour 2022, est d’embaucher 1 500 réfugiés.

Certaines multinationales se mobilisent publiquement. Douze d’entre elles comme Sodexo, L’Oréal, Ipsos ou Accor, ont rejoint le réseau international Tent Partnership for Refugees  qui promeut les talents et le profil singulier de ces étrangers. « Celles que nous avons interrogées ne se sont toutefois pas encore livrées à de réels engagements chiffrés d’embauches », relèvent Sophie Bilong et Frédéric Salin, deux chercheurs qui ont mené une étude pour l’Institut français des relations internationales auprès de dix-huit d’entre elles.

« Celles qui en font le plus ne sont pas forcément dans cette coalition », rappellent-ils, comme certaines PME particulièrement actives dans l’embauche des femmes. Après avoir enquêté auprès de réfugiés ayant acquis un titre de séjour depuis un an, ils ont constaté que leurs conditions de travail restaient encore « précaires, instables, insatisfaisantes ». Elles sont souvent marquées par un « déclassement professionnel » par rapport à leur situation dans leur pays d’origine.

Attirer sans conditions

Faute de ne pas suffisamment valoriser les qualifications des étrangers, la France se priverait d’une immigration économique optimale, d’autant que sa politique est implicitement pensée pour le court terme, selon les experts. « S’il faut faciliter l’obtention de visas sur ces métiers en tension, sur lesquels les natifs ne veulent plus aller, comme l’ont fait les Anglais lorsqu’ils ont accordé 10 000 visas à des chauffeurs routiers, pour éviter des pertes, des désorganisations et des délocalisations, cela ne saurait suffire, reconnaît Jérôme Valette, économiste et maître de conférences à la Sorbonne. Il faut aussi, sur le long terme, être en mesure d’attirer des immigrés très qualifiés sans condition d’emploi car c’est l’immigration la plus à même d’avoir des effets bénéfiques sur l’économie dans son ensemble, en favorisant l’innovation et la création d’entreprise notamment. »

Pour ce faire, François Hollande avait créé le « passeport talent », destiné aux plus hautement qualifiés. Le dispositif, renforcé, a ­bénéficié à 9 552 étrangers en 2019, dont 53 % de scientifiques. Mais certains économistes comme ceux du Conseil d’analyse économique engagent à plus d’efforts. Y compris à destination des étudiants : « En étendant, écrivent-ils, l’octroi d’un titre de séjour à l’issue des études, notamment des très qualifiés, sans y adjoindre des critères de salaire minimum, ni d’adéquation du travail aux qualifications. » Dans bien des pays, nombre de prix Nobel n’auraient pu être décrochés sans ces scientifiques ou artistes venus d’ailleurs. Ainsi au Royaume-Uni : sur les 45 primés depuis 1969, quinze étaient nés à l’étranger !