THE GLOBE AND MAIL (TORONTO)
Yacob, un jeune homme en jeans et en tee-shirt, jette des coups d’œil inquiets vers l’entrée du café, tout en avouant le crime qui pourrait lui valoir la prison à tout moment : il a osé quitter le poste subalterne auquel l’État l’a affecté.
Au lieu de se consacrer à ce travail ingrat, Yacob achète des téléphones portables de contrebande en dollars, une devise interdite. Il les revend à ses clients dans une petite boutique d’Asmara, la capitale de l’Érythrée. Pour échapper à la prison, il évite de sortir dans la rue tard le soir, à une heure où la police pourrait lui demander ses papiers et vérifier qu’il s’acquitte de ses obligations en matière de service national.
“On ne peut rien cacher aux autorités”
“J’ai la frousse rien que de parler avec vous”, reconnaît-il, regardant vers la porte du café pour s’assurer qu’on ne le voit pas parler à un étranger.
Il n’y a pas de liberté ici, poursuit-il. On ne peut rien cacher aux autorités. S’ils savent que vous avez des dollars dans la poche, vous allez en prison. S’ils veulent vous arrêter, ils vous capturent en une seconde. Et en prison, ils vous torturent.”
L’Érythrée, un pays aride et pauvre, baigné par la mer Rouge, reste la dictature la plus isolée et la plus étroitement surveillée d’Afrique – malgré les changements politiques que connaît la Corne de l’Afrique, qui incitent de plus en plus les Érythréens à secouer leurs chaînes.
Parfois appelée la “Corée du Nord de l’Afrique”, même si l’analogie est approximative, l’Érythrée n’a jamais organisé d’élections depuis son référendum en 1993 sur l’indépendance [obtenue de son voisin éthiopien]. Une bonne partie de l’économie privée est interdite, des milliers de prisonniers sont tenus au secret pendant des années, sans procès, et la plupart des adultes sont enrôlés au service de l’armée (conscription) ou de l’État pour des durées indéfinies, qui peuvent aller jusqu’à vingt ans et même au-delà.
Pour l’essentiel, les exactions du régime échappent à la vigilance des médias étrangers. Les journalistes se voient le plus souvent refuser l’entrée dans le pays, leurs demandes de visas restant sans suite ou étant rejetées. Même s’ils arrivent à visiter Asmara, on leur interdit de voyager en dehors de la capitale sans un permis spécial, parfois impossible à obtenir.
Vent du changement
Mais après des demandes répétées, le Globe and Mail a eu récemment l’autorisation de se rendre en Érythrée pendant une semaine. Au cours de dizaines d’interviews, des Érythréens lambda ont raconté leur frustration face aux règles de conscription, leur peur persistante du régime, leurs rêves – ils aimeraient voyager ou lancer leurs propres entreprises, des droits qui leur sont souvent déniés ici.
Pour la première fois, avec le vent du changement qui souffle dans la Corne de l’Afrique, l’Érythrée subit d’énormes pressions pour s’ouvrir au monde extérieur. Ces changements ont conduit à un accord de paix entre l’Érythrée et l’Éthiopie [en septembre 2018, mettant fin à deux décennies d’hostilités], ainsi qu’à la reprise des échanges commerciaux entre les deux pays voisins. Parallèlement, les Nations unies ont levé leurs sanctions contre l’exécutif érythréen, tendant un rameau d’olivier au régime.
Malgré une économie modeste et une petite population d’environ 5 millions d’habitants, l’Érythrée occupe une place considérable sur le continent africain. Sa situation géographique sur la mer Rouge, au débouché du canal de Suez (qui draine 8 % du volume mondial de fret et environ 2,5 % du transport pétrolier de la planète), lui confère une valeur stratégique pour les grandes puissances.
L’Érythrée, située près du Yémen et de la Somalie, pays en crise, joue un rôle dans plusieurs conflits régionaux de la Corne de l’Afrique et du Moyen-Orient. L’un de ses voisins du Moyen-Orient, les Émirats arabes unis, a déjà ouvert une base navale en Érythrée, permettant à ses soldats et à ses avions militaires de frapper des cibles au Yémen, pays en guerre. L’Érythrée est aussi l’une des principales sources de migrants vers l’Europe. Résultat : l’Union européenne a consenti un effort important en matière d’aide au développement, afin d’essayer d’endiguer le flux migratoire.
Un service de travail obligatoire sans fin
Le système érythréen de travail obligatoire – connu sous le nom de “service national” – reste très répandu dans le pays, presque vingt ans après la fin de la guerre avec l’Éthiopie [1998-2000, 80 000 morts], censée justifier cette politique. “C’est devenu de l’esclavage”, m’explique un Érythréen.
Le service national est officiellement limité à dix-huit mois, mais dans la pratique il se poursuit souvent indéfiniment, condamnant de nombreux Érythréens à une servitude illimitée pour 2 dollars [1,80 euro] par jour. Les conscrits travaillent jusqu’à soixante-douze heures par semaine et subissent parfois des sévices physiques.
“Il doit y avoir des changements”, estime Abraham, un homme d’un certain âge, assis devant un thé, dans un café d’Asmara.
S’il n’y a pas de changements, nous ne pourrons pas survivre – ce sera fini, nous serons fichus.”
Il reproche au régime d’étouffer l’économie.
Comme de nombreux Érythréens, il passe des heures devant la télévision par satellite à écouter des discours du nouveau Premier ministre d’Éthiopie, Abiy Ahmed, 42 ans, qui, en seulement quelques mois, a transformé le paysage politique et économique du [pays voisin]. “Il nous faut un jeune leader intelligent comme Abiy”, souligne Abraham. “Abiy est un homme brillant, poursuit-il. Je l’admire énormément. Quand il est venu à Asmara [en juillet], les gens pleuraient de joie. C’est le genre de leader qu’il nous faut.”
Pour de nombreux Érythréens, l’un des principaux sujets de mécontentement est l’interdiction de la construction privée, qui entraîne une crise du logement et une hausse des prix des loyers. “On touche un salaire de 2 000 nakfas par mois [environ 155 euros], alors qu’il en faut 4 000 par mois pour vivre”, déplore Abraham.
Zemen, une femme d’un certain âge, vend du thé et du café sous une tente, sur un marché de plein air. Son plus grand rêve est que le système de conscription illimitée disparaisse. Sa fille de 26 ans et son fils de 20 ans font leur service dans l’armée érythréenne, sans en voir la fin. Sa fille sert depuis cinq ans dans une région éloignée, tandis que son fils est parti depuis deux ans, et personne ne sait quand ils vont rentrer.
Emprisonné pour avoir parlé avec un journaliste étranger
“C’est la plus grande question que tout le monde se pose, assure-t-elle. C’est très dur d’être toujours séparée de mes enfants. Je veux qu’ils reviennent à la maison, se marient et fassent leur vie.” Elle ne comprend pas, dit-elle, pourquoi le système de service national est encore imposé alors que “l’Éthiopie n’est plus une menace”.
Par peur de la prison, de simples citoyens érythréens tiennent à garder l’anonymat. Un homme raconte qu’il a été emprisonné pendant deux semaines pour s’être entretenu avec un journaliste étranger. D’autres disent qu’ils ont été interrogés et menacés par la police secrète pour avoir travaillé avec des étrangers.
“N’écrivez pas mon nom”, me lance un Érythréen affolé quand il me voit griffonner des notes. “Ils pourraient être en train de nous suivre, on ne s’en rendrait même pas compte”, prévient un autre. De même, des fonctionnaires ont été réticents à parler au Globe and Mail. Ceux qui ont accepté de le faire ont eu des mots très durs contre les détracteurs de l’Érythrée – en particulier les Érythréens en exil, devenus militants après avoir émigré dans des pays comme le Canada.
“5 millions face à 100 millions d’Éthiopiens”
“Ces gens qui se prélassent au Canada, à manger des glaces, sont des fauteurs de troubles, ils essaient de nous faire chanter”, s’indigne Mokonen Goitom, haut fonctionnaire à la Commission de la culture et des sports d’Érythrée.
Ce sont des paresseux qui se réunissent dans des bars et critiquent notre État.”
Quand on l’interroge sur le système de conscription et qu’on lui demande quand il pourrait être enfin limité, Goitom insiste sur le fait que l’Éthiopie reste une menace potentielle pour l’Érythrée, malgré l’accord de paix. “Nous sommes 5 millions face à 100 millions d’Éthiopiens”,fait-il valoir. Et si le service national prend fin, poursuit-il, les autorités devront fournir des emplois et des logements à ceux qui quitteront les postes auxquels ils sont affectés. “Le changement est un long processus”, note-t-il.
Le président de l’Érythrée, Isaias Afwerki, au pouvoir depuis l’indépendance, utilise la conscription et une répression féroce contre toute dissidence afin de maintenir le pays sur le pied de guerre. Âgé de 73 ans, cet ancien commissaire politique de la guérilla est un personnage austère, qui vit reclus. Contrairement aux dictateurs de Corée du Nord et d’autres pays, il ne donne pas dans le culte de la personnalité. On voit rarement des portraits de lui dans les rues d’Asmara. Mais il règne d’une main de fer : il a fait jeter en prison bon nombre de ses camarades rebelles, il interdit tout média indépendant ou organisation non gouvernementale et refuse d’autoriser des élections ou l’existence de partis d’opposition.
Pas de cartes de crédit
Les investissements privés sont si faibles que l’Érythrée a plongé dans la pauvreté. À en croire des spécialistes, ce serait le pays du monde qui se vide le plus rapidement. Entre 12 et 20 % de la population aurait fui la pauvreté et l’oppression. L’argent qu’envoient les Érythréens de l’étranger serait essentiel à la survie des membres de leur famille restés au pays. Le système financier érythréen est si coupé du reste du monde qu’on ne peut pas utiliser de cartes de crédit – mais les pouvoirs publics autorisent les envois d’argent depuis l’extérieur, une bouffée d’oxygène pour l’économie.
Les rues d’Asmara, surtout le soir, se remplissent d’enfants qui mendient et de vieux vendeurs à la sauvette, qui proposent des articles bon marché sur les trottoirs : quelques paquets de cigarettes, des bonbons, des mouchoirs en papier, des œufs ou des cacahuètes. La capitale offre l’atmosphère d’une ville coloniale à demi oubliée. On ne voit aucun chantier nulle part. Tout affichage est interdit, sauf pour les affiches de propagande. Il n’y a pas de feux tricolores – ils ont été enlevés du fait des fréquentes pannes d’électricité dans la ville.
Mais en 2018, les réformes historiques lancées de l’autre côté de la frontière, en Éthiopie, ont faire renaître l’espoir. Abiy Ahmed, l’énergique Premier ministre, a fait souffler un vent de liberté, notamment en normalisant les relations avec l’Érythrée. Vols et appels téléphoniques entre les deux pays ont été autorisés pour la première fois depuis la guerre. Des proches en larmes se sont retrouvés après deux décennies de séparation.
À Asmara, “le marché de la paix”
En septembre, des marchandises éthiopiennes ont commencé à affluer sur le marché noir, ce qui a fait fortement baisser les prix des produits de base en Érythrée. Le prix des pâtes, des pommes de terre et d’autres produits essentiels a diminué de deux tiers, voire plus – une lueur d’espoir pour l’économie du pays. À la périphérie d’Asmara, un nouveau marché, immense, est apparu. Là, dans des abris à toits en plastique et des tentes à perte de vue, on vend des marchandises venues d’Éthiopie. Les gens l’appellent “le marché de la paix”.
“On vit bien mieux maintenant qu’avant mon départ”, note Bakretsion, 28 ans, rentré en Érythrée fin octobre après avoir passé quatre ans dans un camp de réfugiés au Soudan. Il achète du carburant dans des jerricans auprès de négociants éthiopiens, puis les revend pour un petit bénéfice sur le marché de la paix, gagnant jusqu’à 10 dollars [8,50 euros] par jour. “Je suis étonné de voir ce que j’arrive à gagner”, se réjouit-il.
L’ouverture de la frontière et la paix ont fait naître de grands espoirs en Érythrée, en particulier dans la jeune génération. Mais cela pourrait aussi déboucher sur une période d’instabilité, pour peu que la colère engendrée par les désillusions se retourne contre le régime.
“Sur le terrain, nous vivons toujours la même vie”, souligne un jeune homme.
L’oppression continue, l’armée est toujours présente, les prisonniers ne sont pas libérés, il n’y a pas de liberté d’expression. Alors les gens sont malheureux. Ils ont goûté à la paix, mais n’ont toujours aucune liberté.”