Dans un rapport publié mardi soir, Claire Hédon alerte sur les difficultés auxquelles près de 10 millions de personnes sont confrontées dans leurs démarches numériques. Soulignant sa « forte inquiétude », elle pointe l’insuffisance des réponses de l’État.
Faïza Zerouala, Mediapart, 15 février 2022
Il ne faut pas attendre de Claire Hédon, Défenseure des droits, à l’orée de l’élection présidentielle, un commentaire cinglant et frontal envers la politique de dématérialisation engagée par Emmanuel Macron pour « simplifier » officiellement 250 démarches permettant d’accéder aux services publics.
Mais son constat est net : si le basculement dans le tout-numérique est réussi d’un certain point de vue et sur le plan quantitatif, cette politique laisse sur le bas-côté les plus démuni·es face à la chose numérique.
C’est ce volet que l’institution indépendante a choisi d’explorer dans un rapport rendu public mardi 15 février au soir, baptisé « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? ». En rebond d’un premier rapport consacré au sujet, la Défenseure des droits a en effet souhaité dresser un bilan des améliorations apportées – ou non – en matière d’accès des citoyennes et citoyens les plus fragiles et précaires aux services publics numériques. Elle en tire une « forte inquiétude » et regrette l’insuffisance des réponses de l’État.
En creux, Claire Hédon pointe tous les défauts d’une stratégie qui fragilise une large partie de la population : quelque 10 millions de personnes, selon ses estimations, rencontrent des obstacles pour faire valoir leurs droits. Lors de la présentation de cette étude à la presse, la Défenseure des droits a expliqué que « la dématérialisation est une chance et simplifie pour un grand nombre de personnes l’accès à un certain nombre de droits. Mais pour un certain nombre de personnes, ça va être compliqué, ça les éloigne à cause de difficultés techniques. » Sachant que 15 % des foyers ne sont pas équipés d’Internet à domicile. La pandémie a aussi révélé l’ampleur de cette fracture numérique.
Claire Hédon a ainsi dénombré, en 2021, 90 000 saisines de son institution relatives à ces difficultés d’accès aux services publics (contre 35 000 en 2014), sur 115 000 reçues en tout.
Et de citer des exemples concrets d’entraves. « Nous avons des réclamants qui mettent six mois, un an, 18 mois à obtenir leur pension de retraite et qui se retrouvent sans rien pendant tout ce temps-là. » Alors que l’État fait tout pour encourager le dispositif Ma prim rénov’ qui vise à aider les ménages à améliorer l’efficacité énergétique de leur logement, le choix d’une procédure exclusivement numérique complique l’accès. Certaines personnes ratent des convocations de Pôle emploi, exclusivement envoyées par voie électronique, et se retrouvent radiées pour avoir manqué sans le savoir des rendez-vous avec leur conseiller ou conseillère.
La Défenseure des droits déplore qu’« on demande à l’usager de s’adapter au service public, [alors que] l’une des règles du service public, c’est de s’adapter aux usagers. Là, il y a un renversement : l’usager doit savoir faire et la responsabilité finale du bon fonctionnement de la démarche lui incombe ».
Dans l’introduction du rapport, Claire Hédon rappelle un autre paradoxe. « Les démarches numériques apparaissent comme un obstacle parfois insurmontable pour les personnes en situation de précarité sociale alors même que ce sont celles pour lesquelles l’accès aux droits sociaux et aux services publics revêt un caractère vital. » Le risque : aggraver encore le phénomène de « non-recours »
40 % des sites publics accessibles aux personnes en situation de handicap
Les personnes âgées, étrangères et détenues sont particulièrement vulnérables aux effets de cette dématérialisation. Faute de parvenir à décrocher un rendez-vous en préfecture pour le renouvellement d’un titre de séjour, certaines se retrouvent sans récépissé et ont pu perdre leur emploi.
Claire Hédon tient à souligner que « chacun d’entre nous peut, un jour, rencontrer un blocage incompréhensible face à un formulaire en ligne, ne pas parvenir à joindre un agent, échouer à dénouer un problème, faute de dialogue ».
Daniel Agacinski, délégué général à la médiation, relève aussi, avec malice, que les sites sont plus ou moins accessibles selon leur objet : les services fiscaux le sont davantage que les sites de prestations sociales ou des préfectures.
Claire Hédon souligne toutefois une amélioration pour les personnes en situation de handicap : « 40 % des sites internet publics leur sont accessibles, même si ça veut dire que 60 % ne le sont pas. Mais c’est un progrès par rapport à notre dernier rapport, où c’était 12 %. Mais on n’est pas du tout encore 100 % accessibles. »
Des solutions contre l’exclusion ont été proposées, comme les espaces France Services, mis en place pour garantir un accès aux services publics. Mais là encore, la Défenseure des droits pointe l’un des défauts majeurs du dispositif : les agent·es présent·es ne sont pas formé·es à tous les services et peuvent se trouver démuni·es face à certaines démarches complexes. « Ce n’est pas notre rôle de les évaluer mais ce serait bien que ce soit fait… », recommande Claire Hédon.
Le manque de vacataires, pour cause de difficulté à les recruter, s’avère une source d’inquiétude. La Défenseure des droits a d’ailleurs indiqué garder un œil sur les acteurs privés qui capitalisent sur les difficultés de certain·es à réaliser des démarches . « Je suis choquée par ça, l’accès aux services publics doit rester gratuit. » Il revient à la répression des fraudes d’agir, précise Daniel Agacinski.
Autre regret : la Plateforme Solidarité numérique créée pour lutter contre l’illectronisme, vient de fermer ses portes. LesPasses numériques sont tout de même considérés comme une amélioration.
Pour rectifier la situation générale, la Défenseure des droits formule des préconisations et souhaite s’appuyer sur deux jambes « pour contribuer à ce que la dématérialisation se fasse au bénéfice de tous les usagers, et non au détriment d’une partie d’entre eux ».
Cela passe, selon elle, par un maintien du double accès aux services publics, le numérique ne pouvant être l’unique voie. Cet « omnicanal » (numérique, téléphone, courrier, guichet) n’est pas assez développé. Il faudrait également associer les usagers et usagères précaires à la conception des sites internet pour qu’ils soient accessibles à tous et toutes, engager un travail collectif pour « le droit à la connexion », renforcer les effectifs dans les préfectures débordées, permettre à chacun·e de se rétracter sur la dématérialisation des échanges avec les administrations.
La Défenseure préconise aussi de maintenir un contact sous forme de papier pour les démarches comportant des délais ou des notifications d’attribution, de révision ou de retrait de droits pour qu’aucun choix ne reste figé.