PARVIS SAINT MAURICE
Par Martine Devries, 26 décembre 2012
(A paraître dans Pratiques ou les Cahiers de la Médecine Utopique)
Crédits : Secours Catholique
Début Novembre 2012, 85 personnes sans papiers ont entamé une grève de la faim à Lille dans une église. Après un mois où ils ne prirent que de l’eau et du sucre, ils furent expulsés de l’église et dispersés, sur ordre du préfet dans différentes villes de la région, par petits groupes. Sept d’entre eux arrivèrent à Calais, c’est ainsi que je les ai rencontrés. Au 50ème jour, il a semblé préférable au comité de soutien de les regrouper à Lille à nouveau.
Plombée, j’étais plombée en les voyant ici à Lille sur le parvis de l’église. A Calais, ce n’était pas pareil : j’étais le docteur. Je venais les voir tous les jours, dans un appartement, certes petit et un peu rustique mais ça restait correct. J’arrivais à pied, avec ma petite sacoche de docteur. Je me cramponnais à ma sacoche. Ils pouvaient rester allongés. On pouvait parler, prendre la tension, ils disaient ce qui n’allait pas, « j’ai vomi » « j’ai mal à la tête ». Je pouvais les examiner, remplir leur dossier médical. Et sans doute garder la distance nécessaire pour ne pas être engloutie dans le malheur. J’apprenais à les connaître chacun : leurs points faibles, leur manière de manifester, ou de cacher le désarroi, l’inquiétude. J’étais le docteur et je me réfugiais dans les explications scientifiques, nécessaires évidemment. Et dans les prescriptions : « il faut boire davantage », « il faut absorber 1,5 grammes de sel, parce que, … et parce que… ». J’avais quelque chose à quoi me raccrocher.
Mais là ! Sur le parvis mouillé de l’église Saint-Maurice, une grande tente blanche, quelques banderoles annonçant le 55ème jour de grève. Je cherche des yeux ceux que je connais parmi les corps allongés. Je retrouve Aïcha, adossée à un pilier du portail : « j’ai mal au dos à force d’être allongée », souriante quand même. Dans la tente, les matelas pneumatiques sont alignés à touche-touche, sur deux rangées séparées par un étroit chemin de bâches, mouillé et sale. Je le parcours sur la pointe des pieds. Au « pied » de chaque matelas, une paire de chaussure, sur le matelas, un corps enroulé dans des couvertures, et une tête qui dépasse parfois. « Ah ! Bonjour ! » On se serre la main, Ahmed sourit, remercie de la visite. « Assia ? Elle est tout au fond ». Elle m’a vue, son visage est gris, elle esquisse un sourire, un geste de la main, je lui envoie un baiser, faisant signe qu’il y a trop de corps couchés entre nous, et que je ne l’atteindrai pas.
« Martine ! Martine ! » Je me retourne et c’est Youssef qui me tend la main. « Ca va un peu ». On attend les nouvelles de la réunion avec le préfet, de ce matin. Il n’y a rien d’autre à dire, je ne suis pas le docteur ici (il n’y en a pas). D’ailleurs, je n’ai pas de sacoche. Sur les raisons de la grève : est-ce qu’ils entrent dans les critères de régularisation, est-ce que les dossiers sont complets, est-ce que « le pouvoir discrétionnaire du préfet » auquel le pouvoir se réfère explicitement, je ne veux même pas y penser. La vie de ces personnes, et leur intégrité physique est évidemment plus importante ! Evidemment !
On se sourit, je bredouille quelques mots, je sors. C’est Noël, une rue piétonne dans une grande ville, les gens sont affairés. La nausée me monte. C’est l’impuissance.