Reporterre // Dans le calvados, des habitants aident les migrants abandonnés par les autorités

29 janvier 2019 / Alexandre-Reza Kokabi (Reporterre)

En Normandie, le port de Ouistreham est après Calais le deuxième point de départ de la France vers l’Angleterre. Les 110.000 camions annuels qui traversent la mer aimantent les exilés. Pour pallier l’inaction du maire de la commune, un collectif d’habitants a vu le jour pour leur venir en aide.

Quelques promeneurs emmitouflés flânent sur le port de Ouistreham, ville de 9.000 habitants située sur la côte calvadosienne. Traînant leurs cabas, une poignée de chalands font leurs emplettes dans la petite halle du marché aux poissons, place du Général de Gaulle.

Le long de l’édifice, un ballet de voitures et de camions défile au compte-goutte vers un terminal où l’Armorique, un navire d’une capacité de 1.500 passagers, larguera les amarres à 16 h 30 pétantes. Direction Portsmouth, en Angleterre. Les car-ferrys effectuent trois aller-retour quotidiens entre les deux ports. Ils charrient près d’un million de voyageurs et 110.000 camions par an, ce qui en fait la deuxième liaison française pour l’Angleterre, après Calais. Des gendarmes mobiles inspectent les environs et scrutent les essieux des véhicules les plus imposants.

L’embarcadère vers l’Angleterre.

En lisière du canal, Mahdi chemine tranquillement vers la rue de l’Yser, où il s’adosse à la clôture d’un pavillon. Capuche sur la tête, mains dans les poches, il colle son épaule à celle de Moussa, compatriote soudanais. Mahdi s’exprime dans un anglais impeccable, où il mêle, de temps à autre, des mots français. Du haut de ses dix-neuf ans, la vie de Mahdi ressemble déjà à une odyssée. Le jeune homme a fui son Darfour natal et la fureur des miliciens janjawids, a échappé aux bandes criminelles en Libye, traversé la Méditerranée sur un rafiot, été forcé de laisser ses empreintes digitales en Italie et a rallié tant bien que mal le nord de la France : Calais, puis Ouistreham.

Des jeunes exilés cherchant à embarquer dans un camion.

Cet après-midi de janvier, comme chaque jour depuis près d’un an, il s’évertue à rejoindre une Angleterre au parfum de vie meilleure. « I take my chance » (Je tente ma chance), explique-t-il dans un regard vers l’embarcadère. Quelques minutes plus tard, un camion se profile et s’engouffre sur la place du Général de Gaulle, en direction du ferry. Mahdi et six de ses compagnons d’infortune sprintent aux trousses de l’engin. Ils tentent d’en ouvrir les portes pour se faufiler en son sein. C’est peine perdue : le véhicule est cadenassé et prend de la vitesse. Une troupe de gendarmes observe la scène distraitement. Quelques minutes plus tard, un nouveau camion survient et la même scène se répète. Mais cette fois, Mahdi passe son tour : dans une ruelle adjacente, une partie de football est lancée. Le ballon jaune est dégonflé mais, qu’importe, l’Angleterre attendra quelques minutes.

« Nous sommes là pour combler un vide, sans mode d’emploi »

Sur les coups de dix-huit heures, à bord d’une fourgonnette, Miguel et Christophe longent le chalutier Charles-de-Foucault et se garent au bout du chemin de halage. Ils sont parmi les cofondateurs du Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (Camo), créé à l’été 2017. « On voyait ces jeunes errer dans les rues de Ouistreham, sous nos fenêtres, raconte Miguel, résidant ouistrehamais. On s’est intéressé à eux, à leur histoire, à leurs conditions de vie et on s’est rendu compte du danger qu’ils encouraient : ils dormaient dans les bois, ils avaient faim. Humainement, c’était intolérable de rester les bras croisés. On a commencé à cuisiner pour pallier l’urgence et tout est parti de là. On était quatre. Aujourd’hui, on est plus de 250 habitants à mettre la main à la pâte. »

Partie de football improvisée.

Miguel et Christophe ouvrent le coffre du van : ils extraient des tables pliantes, un groupe électrogène, des plateaux et des barnums. Une vingtaine de citoyens s’en saisissent et disposent soigneusement des marmites de pâtes, de riz, de légumes ou de semoule en sauces, préparées spécialement pour « les copains », terme privilégié par le collectif quand il s’agit de qualifier les exilés de Ouistreham. Une cinquantaine de « copains » se servent dans les plateaux et se réunissent par groupe, au milieu du parking, pour se sustenter. Les canards guettent les miettes. Ce soir, toute la tambouille n’a pas été mangée et certains bénévoles sont contrariés. « Les copains ont été jusqu’à 180, mais ils sont plus proches de soixante en ce moment, dit Christophe, cadre commercial. C’est assez variable : certains arrivent à passer en Angleterre, d’autres quittent la ville ou la rejoignent. Il est difficile d’estimer la quantité à prévoir et on n’aime pas le gâchis. Mais on se dit qu’il vaut mieux qu’ils en aient trop plutôt que pas assez. »

Miguel.

Le Camo assure cinq jours de distribution hebdomadaire et d’autres associations, comme les Restos du cœur, s’occupent des autres repas. Mais ce n’est pas tout. Le Camo s’est déployé, au fil du temps, en plusieurs branches : le CamoRepas, le CamoSanté, le CamoVêtement et enfin le CamoDodo. « Nous sommes là pour combler un vide, sans mode d’emploi, raconte Miguel. Nous nous sommes organisés à mesure que les besoins sont apparus : des vêtements propres, la “bobologie” et l’hygiène, du repos… »

Le camion destiné aux petits soins.

Les tables pliantes sont remballées et des copains déambulent vers un camion-pompier suranné. Récupéré par le Camo, le véhicule rougeâtre permet à Mélinda, Béatrice ou encore Hélène, infirmières ou médecins de métier, de prodiguer des soins en toute intimité.

Une brise glacée parcourt le chemin de halage. Les bouts de nez sont gelés et les pieds engourdis. Les bénévoles saluent les copains et rentrent dans leurs demeures. « C’est toujours un pincement de rentrer chez soi, au chaud, de prendre une douche en ayant en tête qu’une bonne partie d’entre eux vont dormir dehors, dans le froid ou sous la pluie, déplore Christophe. Ça change notre rapport à la météo. »

« “L’appel d’air”, c’est le ferry »

Le maire de Ouistreham, Romain Bail, n’a jamais daigné mettre en place de refuge de nuit, ni même de jour, dans sa commune. Le Camo souhaitait, au moins, bénéficier d’un abri pour les distributions de nourriture et d’habits. Le maire a refusé. Contacté par nos soins, le directeur de son cabinet a signifié à Reporterre qu’il « ne souhaitait pas communiquer, dans l’immédiat, au sujet des migrants ». À plusieurs reprises, dans la presse et au cours de réunions, Romain Bail a invoqué une volonté de ne pas provoquer « d’appel d’air » dans sa commune, à savoir attirer de plus en plus d’exilés en créant les conditions d’un accueil plus hospitalier. « Mais “l’appel d’air”, il faut bien comprendre que c’est le ferry ! s’insurge Marion, vendeuse en librairie. Tout est fait pour les laisser en marge, les invisibiliser. Ils sont là, maintenant, après tant d’épreuves, alors qu’est-ce qu’on fait ? On continue de faire comme s’ils n’existaient pas ? Pour nous, la réponse est non… mais nous n’avons pas la chance d’avoir le soutien des pouvoirs publics. »

Des membres du Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham (Camo).

À quelques kilomètres de Ouistreham, l’attitude des édiles est toute différente. Pendant le plan grand froid de février 2018, le maire de Colleville-Montgomery, Frédéric Loinard, a réquisitionné en urgence un gymnase de sa commune. Au grand dam de Romain Bail et de la préfecture du Calvados. Plus récemment, le maire de Lion-sur-Mer, Dominique Régeard, a mis à disposition un local de dix places pour que les exilés puissent dormir dans des lits. Surtout, des familles calvadosiennes partagent régulièrement leurs logis avec des copains, via le CamoDodo, destiné « à encourager et à accompagner les habitants qui souhaitaient proposer une douche, un repas et un couchage aux copains, dit Miguel. L’an dernier, 70 familles les ont hébergés durant l’hiver. » Marion et ses deux enfants gardent un souvenir mémorable de soirées entières passées « à échanger et s’attacher », à jouer à la console ou à regarder France 24 en arabe. « Ils dormaient sur le canapé ou sur des matelas gonflables, dans le salon », se remémore-t-elle. Cependant, malgré l’hospitalité des habitants et les structures ouvertes par d’autres communes, ils sont encore des dizaines à passer leurs nuits dans les rues de Ouistreham.

Christophe et « John ».

Il est passé 22 heures quand Miguel, Christophe et Jean-Christophe — assistant social surnommé « John » par les copains —, emplissent des bouteilles isothermes de café chaud. Les bonnets et les gants sont de mise : les comparses commencent une nuit de maraude. À l’orée d’un rond-point, une dizaine d’exilés se réchauffent gaiement autour d’un brasero, sur un air d’Ayman Mao. « C’est incroyable, ils se marrent, ils ont le sourire, c’est des héros ces types-là », dit Christophe, admiratif.

« On perd du temps à ériger des murs »

Le thermomètre oscille entre 0 °C et 1 °C. Sur le parking d’un supermarché, trois jeunes cherchent le sommeil contre la baie vitrée d’une brasserie. Enroulé dans son duvet, Mohammad mime la manière dont les gendarmes le réveillent, du bout de leurs chaussures, avant l’aube. « Allez dégage », répète-t-il par deux fois en battant du pied. Cent mètres plus loin, un camion bâché démarre en trombe en apercevant les bénévoles. « C’est la première fois qu’on voit ça ! s’exclame Miguel. Je pense que c’était un passeur. » Ses compagnons acquiescent, ahuris. Deux copains semblent être montés.

À quelques encablures de là, quatorze jeunes nichent sous le centre socioculturel de Ouistreham. Mahmoud, Mohammed et Moussa dorment régulièrement dans les parages. Les uns se reposent, les autres se tassent autour d’un téléphone pour ne pas rater une miette du match de football opposant le FC Barcelone à Levante UD. Eux aussi sont systématiquement délogés par la gendarmerie au petit matin. « Ils sont parfois réveillés au lacrymo, explique Miguel. Leurs duvets et leurs affaires sont gazés, ils ne peuvent plus dormir dedans. On en a lavé, des fringues imbibées de lacrymo… on en pleurait ! »

Des exilés dorment devant une brasserie du centre commercial.

John souffle. Ses poumons dégagent un nuage de vapeur d’eau tiède. « C’est maintenant qu’il faut se poser les bonnes questions sur la manière dont on accueille ces jeunes, estime-t-il. On perd du temps à ériger des murs. Le temps presse, à l’heure où le réchauffement climatique entraîne des pénuries d’eau, des feux, la montée des océans… de plus en plus de gens sont contraints à l’exil. Le Camo, c’est un peu notre part du colibri. Une goutte d’eau. Mais si de nombreux citoyens se mettaient à organiser collectivement des actions pour un accueil plus digne, ça pourrait au moins inspirer nos élus locaux. »

De temps à autre, les membres du Camo reçoivent « la nouvelle » : un copain est passé de l’autre côté de la Manche. « Apparemment, ils sont reçus rapidement par l’immigration et les plus jeunes sont scolarisés, rapporte Miguel. Certains retrouvent même des membres de leur famille. C’est toujours un moment particulier pour nous, un grand soulagement. On espère que c’est, pour eux, la fin du voyage et le début d’une vie plus désirable. » Le prochain ferry sera peut-être pour Mahdi, Mohammad et Mahmoud. Ils n’ont pas encore traversé la Manche, mais leurs songes sont déjà de l’autre côté.