Enquête Les gendarmes chargés d’enquêter sur les circonstances du naufrage intervenu en novembre 2021 entre la France et l’Angleterre mettent en cause le comportement des sauveteurs français. Le Cross a notamment refusé d’envoyer un navire de secours, malgré les demandes insistantes des sauveteurs britanniques.
La responsabilité pénale de sauveteurs français dans la noyade de migrants dans la Manche pourrait-elle être engagée ? L’hypothèse est sérieusement envisagée par les gendarmes, qui enquêtent sur les circonstances du naufrage d’une embarcation de migrants qui a fait au moins vingt-sept morts, le 24 novembre 2021, selon une note de synthèse rédigée à l’issue de dix mois d’enquête sur ce drame, dont Le Monde a eu connaissance.
Dans ce document daté du 14 octobre 2022, les militaires de la section de recherches de la gendarmerie maritime de Cherbourg (Manche) soulignent le comportement du centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) Gris-Nez, dans le Pas-de-Calais, chargé d’organiser les secours des embarcations en difficulté dans la traversée vers l’Angleterre. Ils recommandent des « investigations complémentaires » pour faire la lumière sur « des faits pouvant recevoir une qualification pénale, au titre de la non-assistance à personne en danger ».
Les dysfonctionnements du côté des sauveteurs français ressortent de manière flagrante par comparaison avec les actions menées par leurs homologues britanniques le soir du drame. Dans leur synthèse, les gendarmes relèvent qu’après plusieurs demandes d’assistance faites par l’embarcation aux secours des deux pays, « le canot est localisé côté français à 2 h 05 ». Pourtant, « aucun moyen de sauvetage français ne sera engagé pour lui porter assistance (…), malgré de nombreux appels de détresse reçus de cette embarcation ».
A l’issue de leur enquête sur la nuit du 24 novembre, les gendarmes s’étonnent du peu d’informations transmises par le Cross aux secours britanniques lorsque l’embarcation franchit la frontière maritime. Ainsi, les secours français ne précisent « jamais » à leurs homologues que « cette embarcation est en difficulté [ni qu’elle a] demandé de l’aide et attend un bateau de sauvetage promis depuis [2 h 05] ».
Ils soulignent en revanche la réactivité des Britanniques, qui, « dès l’information du Cross Gris-Nez indiquant qu’un bateau de migrants était proche des eaux anglaises, ont alerté la Border Force », l’autorité chargée du contrôle des frontières, et « engagé rapidement » leur patrouilleur, le Valiant. Dans le même temps, les secours britanniques diffusent un « Mayday », un signal appelant à porter assistance à un bateau dont les passagers sont en danger de mort. « Aucun navire n’a répondu à cet appel de détresse, malgré plusieurs diffusions », relèvent les enquêteurs.
Surtout, les sauveteurs britanniques demandent « avec insistance et à plusieurs reprises » aux Français d’envoyer le patrouilleur tricolore Flamant, bien plus proche du bateau qui « coule » que le Valiant, alors à quarante-cinq minutes de navigation. « L’opératrice du Cross refusera de le faire intervenir, arguant qu’il est occupé sur un autre cas », notent les enquêteurs, qui peinent à comprendre cette décision, puisque l’étude de la radio a démontré que le Flamant n’était à ce moment-là « pas occupé sur une mission vitale ». Ils s’interrogent aussi sur les raisons pour lesquelles « l’opérateur du Cross a indiqué, à plusieurs reprises », aux migrants avoir envoyé un bateau de secours, alors que cette information « s’avérera inexact[e] ».
Un an après le drame, les questions des gendarmes restent nombreuses. Pourquoi le Cross n’a pas engagé de moyens de sauvetage ? A-t-on volontairement attendu que l’embarcation passe chez les Anglais ? Pourquoi avoir refusé de faire intervenir le Flamant ? Qui a pris cette décision ? Autant d’interrogations consignées dans la synthèse, auxquelles ils jugent « important de répondre afin de déterminer les responsabilités éventuelles ». C’est désormais au parquet de Paris de décider des suites à donner à ces découvertes : élargir l’enquête de la juge d’instruction déjà saisie ou ouvrir une nouvelle procédure.
« Cris et pleurs »
Lors de leurs auditions par les enquêteurs, les opérateurs du Cross se sont justifiés en assurant recevoir de nombreux appels à l’aide de migrants qui ne sont pas réellement en danger, mais souhaitent être « escortés » vers les eaux britanniques. Les gendarmes remettent en cause cet argument et notent que, le 24 novembre, alors que le canot est dans les eaux françaises, « quatre appels de l’embarcation parviennent au Cross » durant lesquels « des cris et des pleurs sont entendus ». Ils insistent sur un détail loin d’être anodin : aucun bruit de moteur ne se fait entendre derrière la voix des passagers du canot. Ce qui devrait constituer « une information primordiale pour un opérateur », puisque « cela démontre d’office une situation de danger ».
Les gendarmes regrettent également la mauvaise volonté du Cross Gris-Nez au cours de leurs investigations, notamment de son directeur, qui a refusé « de communiquer les coordonnées des opérateurs [en vue de leur audition] ». Ils battent également en brèche les conclusions du rapport que ce dernier a remis en mars au préfet maritime, dans lequel il assure que « toutes les opérations du 24 novembre 2021 ont été traitées conformément aux procédures » et qu’« il est inexact d’affirmer que les services de sauvetage français et britanniques (…) n’ont rien fait et se sont renvoyé la balle ». « Ce rapport, qui n’engage que son auteur, ne reflète pas la réalité de ce que nous avons pu constater », estiment les enquêteurs.
Dans leur synthèse, les gendarmes évoquent, en outre, les « comportements inadaptés des personnels » du Cross, à l’image du pseudonyme utilisé par le directeur adjoint du centre et découvert dans les tablettes du service : « Super Migrant ».
Interpellé au sujet des conditions du naufrage lors d’une intervention à l’Assemblée nationale, jeudi 17 novembre, le secrétaire d’Etat à la mer, Hervé Berville, a annoncé l’existence d’une « enquête interne à l’administration » et déclaré que, « si ces faits sont avérés, si ces personnes étaient dans les eaux françaises et qu’à un quelconque moment il y a eu un manquement ou une erreur, les sanctions seront prises ».
« Dispositif saturé »
L’enquête des gendarmes a également permis d’établir que l’insuffisance des moyens de secours face à des candidats à la traversée de plus en plus nombreux était bien connue des autorités locales mais aussi au plus haut niveau de l’Etat. Preuve en est ce rapport du préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord remis au secrétariat général de la mer, placé directement sous l’autorité du premier ministre d’alors, Jean Castex. A peine six semaines avant le naufrage du canot, le 15 octobre 2021, le préfet s’inquiète de « la situation plus que tendue en termes de moyens humains et matériels affectés au sauvetage de migrants candidats à la traversée », et évoque « des situations, de plus en plus fréquentes, où le dispositif de sauvetage a été totalement saturé et les moyens à la mer totalement débordés », selon le compte rendu qu’en font les enquêteurs.
Parmi les épisodes les plus éloquents, le préfet maritime cite la journée du 10 octobre 2021. Ce jour-là, 350 naufragés ont été secourus, sans aucun décès à déplorer. Un bilan « miraculeux » au regard des conditions matérielles des services de secours, selon le préfet, qui alerte : « La probabilité d’occurrence d’un secours maritime de grande ampleur dans le détroit devenait de plus en plus forte. » Ce rapport tristement prémonitoire se conclut avec une demande de « renforcement des équipes du Cross Gris-Nez et des unités à la mer pour pouvoir faire face à des sauvetages de grande ampleur ». Sollicité sur l’existence de ce rapport, le secrétariat général de la mer n’a pas répondu.
Un renforcement des moyens humains et matériels des services de secours dans la Manche a bien eu lieu. Mais il n’est intervenu qu’au lendemain du drame du 24 novembre.