Migrants : ces Tunisiens et Algériens qui fuient leur pays
Reportage Tunisiens et Algériens constituent les deux premières nationalités de migrants qui arrivent par la Méditerranée en Europe. Près de dix ans après leur révolution, les Tunisiens ne croient plus à une embellie sociale dans leur pays. Et les Algériens déchantent, après les espérances du Hirak.
- Amine Kadi (à Alger) et Rim Mathlouthi (à Tunis), le 20/08/2020 à 19:27 Modifié le 21/08/2020 à 09:15
Wassim ne supporte plus les ruelles étroites de son quartier dans la médina de Tunis. À 36 ans, il vit chez ses parents et cherche en vain des petits boulots. « Même si je travaille, ce que je gagne permet à peine de couvrir mes frais, mes cigarettes, je n’ai aucun projet ici. Mon ami en France a réussi là-bas, il a promis de m’aider dès mon arrivée. » Et il était très
Wassim avait gagné le nord du Maroc. « Le corona a contrarié tous mes projets », soupire-t-il, déterminé à reprendre, dès que possible, la route vers l’Union européenne (UE). Le nirvana auquel s’accrochent tant de Tunisiens et d’Algériens qui désespèrent, pour des raisons différentes, de leur pays. Au cours du seul mois de juillet, plus de 4 000 Tunisiens ont rejoint les côtes italiennes – c’est plus que les 3 900 arrivés l’année dernière. Ils sont devenus la première nationalité parmi les migrants qui arrivent dans le sud de l’UE, talonnés par les Algériens qui optent pour la route espagnole, via le Maroc (1).
L’Italie annonce le renvoi des Tunisiens à bord de vols hebdomadaires
Ainsi les passeurs ne transportent plus uniquement des jeunes chômeurs, mais aussi des familles, des adolescents, des personnes âgées et des malades qui ont perdu espoir dans la capacité de leurs dirigeants à éviter le risque d’effondrement économique de la Tunisie et à développer les régions déshéritées de l’intérieur, celles-là mêmes qui furent à l’origine de la révolution il y a près de dix ans.
Même s’il reste modeste, pour mettre le holà à ce regain de flux migratoire, une délégation s’est rendue à Tunis le 17 août : les ministres italiens des affaires étrangères et de l’intérieur, Luigi Di Maio et Luciana Lamorgese, ainsi que les commissaires européens à l’élargissement et aux affaires intérieures, Oliver Varhelyi et Ylia Johansson. L’Italie a annoncé le renvoi, par des vols hebdomadaires, des Tunisiens dans leur pays et l’Union européenne a débloqué une aide de plus de 8 millions d’euros pour la surveillance aux frontières. Mais rien qui puisse tarir l’irrépressible envie de départ dans les milieux défavorisés comme dans les plus aisés.
« Ici, même si je travaille, je n’arriverai jamais à avoir un crédit pour une voiture, je ne pourrai jamais gagner suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins d’une famille et acheter une maison », peste Anis en remplissant des sacs de sable, sous un soleil de plomb, pour 15 € par jour, à quelque 30 kilomètres de Tunis. Le jeune ouvrier de 22 ans a longtemps travaillé à Zarzis, un des points de départ des embarcations depuis le Sud tunisien.
Il connaît toutes les étapes. Il a vu des familles payer 1 000 € par personne, plus de sept fois le salaire minimum, pour partir dans des conditions qu’il estime « correctes avec la garantie d’arriver vivant ». Mais il sait aussi que ceux qui arrivent là-bas peuvent se retrouver « pendant des années sans papiers, sans logement et sans travail ». « Moi je ne partirai pas clandestinement », affirme-t-il, en annonçant planifier un mariage « pour avoir un toit et une vie décente ».
L’appel d’air des « visa start-up » portugais
Même si sa situation peut paraître enviable, Aly, patron d’une start-up de 40 salariés, réclame, lui aussi, une vie meilleure. « Nous ne pouvons pas grandir alors que nous avons les compétences et les clients potentiels pour le faire. Nous sommes chaque jour confrontés à un système qui fait tout pour que nous restions en bas ; on avance péniblement, les épaules lestées de sacs de ciment », maugrée-t-il.
Et la Tunisie ne peut pas offrir « un système de santé et une éducation corrects, justifie-t-il, même en payant deux fois le salaire minimum pour l’école de mon fils de 5 ans ». Alors Aly baisse les bras et prévoit de gonfler, grâce aux facilités de « visa start-up » du Portugal, la longue cohorte maghrébine des cadres, informaticiens, médecins, etc. plus favorablement accueillis en Europe.
Le besoin impérieux d’une autre vie a violemment rejailli en Algérie
Ce besoin impérieux d’une autre vie a également violemment rejailli dans l’Algérie voisine à mesure que l’armée et le président Abdelmadjid Tebboune resserrent l’étau sécuritaire et que les horizons économiques se noircissent.
Le Hirak, le mouvement populaire du 22 février 2019 qui avait eu raison du président Bouteflika, avait, par l’immense espoir soulevé, stoppé pendant plusieurs mois les départs des harragas, ces « brûleurs de frontière » qui prennent la mer, avant de s’enliser sous les vagues de répression dès l’été 2019.
L’impasse politique prolongée, avant même l’aggravation de la crise sociale en 2020, a relancé les projets de départ dans tous les milieux sociaux. Le soupçon existe d’ailleurs que la répression de la migration ne peut pas être une priorité sécuritaire du gouvernement tant celui-ci n’a rien à offrir aux candidats au départ.
Yassine, activiste du Hirak de 35 ans, reconnaît que, parmi son groupe d’amis algérois, l’idée de tenter la traversée revient très fort depuis la fin du confinement en Europe. « C’est la crise en Algérie, bientôt on ne pourra même pas gratter assez d’argent pour se payer une traversée. C’est maintenant qu’il faut se sauver ! », clame-t-il.
« Tebboune, on te laisse ton Algérie, mange-la avec ton fils ! »
Des vidéos sur Facebook montrant des harragas à leur arrivée « triomphale » sur les côtes espagnoles, ont « lancé » la saison en Algérie en mai dernier. « Tebboune, on te laisse ton Algérie, mange-la avec ton fils ! », criait avec amertume, l’un des jeunes sur la barque, en faisant allusion aux affaires de corruption qui entachent la famille du nouveau président.
« Cela fait cinq ans que je bricole », fulmine Sid Ahmed qui aide son oncle dans une quincaillerie du Figuier, une ville balnéaire enchâssée entre Alger et la Kabylie. À 29 ans, il se voyait faire autre chose avec sa licence en droit. « Je ne pense plus rester dans ce pays. Ça se dégrade de jour en jour. »
Son cousin Ali est connu pour être redescendu à la dernière minute d’une barque de 15 harragas, au départ de la plage voisine de Sghirat, à la fin de l’été 2019. « Ali regrette de ne pas être parti, l’année qu’il a passée ici est pire que celle qu’il aurait pu passer là-bas, malgré le coronavirus », pointe Sid Ahmed qui envisage, avec son cousin, de rejoindre le flot des départs.
Comme Farida, qui codirige à 32 ans une petite agence d’évènementiel à Alger. Elle avait décidé, avec son mari, de migrer au Canada en 2017, avant de suspendre le projet au printemps 2019. « Nous avons vraiment pensé que l’Algérie allait changer, en voyant cette magnifique énergie des gens dans les rues partout dans le pays », se rappelle-t-elle, avant de déchanter et de réactiver sa procédure auprès des services canadiens de l’immigration. Au sein du gouvernement d’Abdelaziz Djerad, une source dit s’inquiéter de « cette vague qui se prépare de départs des ressources humaines qualifiées, préoccupante pour l’avenir ». Sans que cela n’infléchisse la ligne dure des autorités.
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Les arrivées par la Méditerranée en 2020
Jusqu’au 19 août : 43 500 arrivées, dont 17 000 en Italie, 12 000 en Espagne, 11 500 en Grèce, 2 000 à Malte et 726 à Chypre.
Les Tunisiens représentent 15 % des arrivées, les Algériens 8,5 %. Pour l’Italie, plus de 40 % des départs se font depuis les côtes tunisiennes.
Les départs depuis la Libye sont largement interceptés par les gardes-côtes libyens. 7 100 migrants et réfugiés ont été ramenés en Libye depuis le début de l’année. D’où la baisse des arrivées de Subsahariens et Moyen-orientaux.
Les arrivées les années précédentes
En 2019 : 124 000.
En 2018 : 141 000.
En 2017 : 185 000.
En 2016 : 374 000.
En 2015 : 1 million.
Les morts et disparus
Environ 450 morts depuis le début de l’année, 20 000 depuis 2015.
La situation en Libye
426 000 personnes déplacées en raison de la guerre. 47 000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés par le HCR, 66 % sont Syriens et Soudanais.
(données HCR)
(1) Les départs de Subsahariens depuis la Libye sont en grande partie interceptés par les gardes-côtes libyens.