L’Erythrée, la Corée du Nord africaine (Le Monde / 22.05.2013)

L’Érythrée, la Corée du Nord africaine

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/05/22/l-erythree-la-coree-du-nord-africaine_3414780_3212.html

par Sébastien Hervieu

Aux sacrifices d’un peuple venaient de succéder les espoirs. De progrès démocratiques, de développement économique. C’était il y a vingt ans. Le 24 mai 1993, un mois après la tenue d’un référendum d’autodétermination, l’ONU reconnaissait l’indépendance de l’Erythrée, ce petit pays côtier de la Corne de l’Afrique. L’indépendance existait de fait depuis déjà deux ans, depuis la fin de l’une des plus longues guerres africaines. Pendant trente ans, la puissance éthiopienne avait été combattue. Elle avait finalement cédé.

Aujourd’hui, les 5 millions d’Ery-thréens ont perdu l’envie d’espérer. Ils ont combattu pour la liberté et vivent désormais dans une prison à ciel ouvert. Cette dictature militaro-nationaliste, d’inspiration marxiste, est la plus brutale d’Afrique. Elle est tenue par un homme, Issayas Afewerki, ex-chef des rebelles du Front populaire de libération de l’Erythrée, qui depuis vingt ans se maintient au pouvoir par tous les moyens.

Comment ce régime autoritaire survit-il ? Le président Issayas Afewerki détient tous les pouvoirs. Chef d’Etat, chef des armées, chef du parti unique, il n’a jamais fait appliquer la Constitution adoptée en 1993. L’Erythrée n’a pas de Parlement, et la population ne s’est pas rendue aux urnes depuis l’indépendance. « Il ne faut jamais oublier qu’Issayas Afewerki a été formé à l’Académie militaire de Nankin, de 1966 à 1967, en pleine révolution culturelle chinoise, et ce maoïsme rigide se retrouve aujourd’hui dans sa grille de lecture paranoïaque », rappelle Léonard Vincent, journaliste et auteur de l’essai Les Erythréens (Payot & Rivages, 2012). « Il mobilise son peuple contre toute forme de dépendance extérieure (pays, ONG, institutions internationales, etc.), et il est convaincu de la légitimité de ce projet historique de construction d’une nation solitaire mais autosuffisante, dont il serait la clé de voûte. »

Pour renforcer sa légitimité, le dictateur a ainsi multiplié au fil des années les affrontements avec ses voisins. Le Soudan, le Yémen, Djibouti et l’ennemi héréditaire, l’Ethiopie, qu’il a de nouveau combattu de 1998 à 2000, lors d’une guerre qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Le premier cercle d’Issayas Afewerki est formé d’un petit nombre de généraux loyaux, des anciens compagnons d’armes, qui bénéficient de rétributions pécuniaires. Les observateurs décrivent un « système mafieux » à la tête du pouvoir. Le président aurait des participations dans la plupart des grandes entreprises érythréennes.

Comment vit la population ? La surveillance permanente du pouvoir a instauré un climat de suspicion et de peur généralisée. Les communications téléphoniques sont écoutées, l’accès à Internet est très limité. Les habitants vivent dans la hantise des rafles lorsque l’armée boucle un quartier et contrôle les allées et venues pour vérifier qu’aucun habitant ne s’est soustrait à ses obligations militaires.

En Erythrée, l’état d’urgence est maintenu depuis plus de deux décennies. Tous les jeunes hommes et femmes du pays doivent faire leur service militaire pour apprendre le patriotisme et le maniement des armes. Ils sont ensuite mobilisables jusqu’à l’âge de 50 ans. Issayas Afewerki a également commencé, en 2012, à distribuer des kalachnikovs pour former des milices de quartier dans les grandes villes.

Après l’appel, en 2001, de quinze personnalités à une ouverture démocratique, toutes les libertés ont été supprimées. Des journalistes et des opposants ont été emprisonnés. Le 9 mai, Amnesty International rappelait dans un rapport qu' »au moins 10 000 prisonniers politiques » sont détenus sans inculpation dans une trentaine de centres, souvent enfermés dans des cellules souterraines ou des conteneurs métalliques en plein désert. Leurs familles n’ont jamais de nouvelles d’eux.

L’école est gratuite et obligatoire, l’accès aux soins est garanti à tous, mais la grande majorité de la population ne profite pas du fort taux de croissance (7,5 % en 2012) de cette économie centralisée. L’Erythrée, qui subsiste grâce à quelques richesses minières (or, argent, cuivre et zinc), une agriculture vivrière et l’argent envoyé par la diaspora, fait partie des dix pays les plus pauvres de la planète.

Pour quitter le pays, il faut obtenir un permis de sortie auprès des autorités, qui refusent les demandes quasi systématiquement. Environ 3 000 Erythréens parviendraient chaque mois à traverser les différentes frontières du pays, au risque d’être abattus par les soldats qui patrouillent.

Le pouvoir est-il menacé ? Un million d’Erythréens vivent à l’étranger, mais la diaspora est trop divisée pour mettre en difficulté Issayas Afewerki. Des jeunes exilés, symboles d’une nouvelle génération militante, s’organisent toutefois depuis quelques mois pour enregistrer des messages politiques qu’ils diffusent par téléphone en appelant, au hasard, des compatriotes.

Le 21 janvier, de jeunes soldats mutins ont brièvement pris le contrôle du ministère de l’information avant de rentrer dans leurs casernes et d’être réprimés. « Seule une rébellion au sein de l’armée pourrait fragiliser le pouvoir, et ce qui s’est passé ce jour-là est assez unique dans l’histoire récente du pays ; c’est le signe d’un mécontentement grandissant », estime Berouk Mesfin. Basé dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba, ce chercheur à l’Institut d’études de sécurité (ISS) rappelle aussi la série de défections dans les rangs militaires et gouvernementaux qui ont affecté le chef d’Etat en 2012, dont celle d’un de ses proches, Ali Abdu, ministre de l’information.

Agé de 67 ans, Issayas Afewerki, qui aurait un fort penchant pour l’alcool, selon plusieurs témoignages, serait malade. Un cancer du foie est le plus souvent cité. Il se rendrait régulièrement dans les Emirats ou au Qatar pour se faire soigner. « Il n’a pas nommé de successeur, donc s’il venait à disparaître soudainement le régime pourrait être en danger et le pays basculer dans la guerre civile », prédit Berouk Mesfin.

Pourquoi la communauté internationale est-elle si discrète sur l’Erythrée ? Accusée par les Etats-Unis de soutenir Al-Chabab, le mouvement islamiste somalien rallié à Al-Qaida, l’Erythrée, en partie soutenue financièrement par le Qatar, n’est toutefois pas une priorité pour la communauté internationale. « L’intervention en Somalie au début des années 1990 l’a suffisamment traumatisée, et, aujourd’hui, elle craint qu’en touchant à l’Erythrée cela déstabilise toute la Corne de l’Afrique », juge Alain Gascon, géographe et professeur à l’Institut français de géopolitique. Une chute du régime pourrait aussi entraîner des troubles le long de la mer Rouge, une route commerciale cruciale pour le trafic mondial de marchandises.

« L’Ethiopie est aussi partisane du statu quo, ajoute ce spécialiste de la région. Elle ne voudrait pas que plusieurs dizaines voire des centaines de milliers d’Erythréens fuyant leur pays viennent s’installer comme réfugiés sur son territoire ».