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Le Monde // De la jungle de Calais à l’université de Lille

Par Maryline Baumard

Un an après le démantèlement du campement, en octobre 2016, retour sur un programme pilote qui a vu la fac accueillir 80 réfugiés sur son campus.

Avec ses deux mains, il agrippe les cornes du taureau, l’accompagnant dans chacune de ses rebuffades. Projeté à droite, à gauche, Alam s’adapte avec souplesse à la danse folle de l’animal, sans jamais lâcher prise dans ce « Rodeo Ranch ». L’attraction fait fureur sur le campus de Lille-III, vendredi 15 septembre, défi ludique au cœur de la rentrée universitaire. Après l’estocade de trop, il s’écroule sur le tapis gonflable, sous les applaudissements. L’étudiant pakistanais aura tenu cinquante-deux secondes. Le record ! Alam a été le plus endurant de tous ceux qui, ce jour-là, se sont essayés à dompter la folle bête de plastique.

Tenir sans chuter ; ne jamais lâcher les rênes de son destin, quelles que soient les turbulences… Depuis son départ du Pakistan, en 2015, Alam s’en tient à cette ligne de conduite. S’il a failli perdre espoir dans les geôles hongroises ou bulgares, le jeune homme, pourchassé par les talibans, a toujours su relever la tête. Et ce goût de la gagne l’a finalement conduit du campement de la « jungle » de Calais à l’université de Lille.

Une université traditionnellement ouverte sur le monde

Aujourd’hui, il faut se pincer ferme pour imaginer qu’il a existé des allers simples du plus gros bidonville de France vers la fac. C’était il y a un an, quasi jour pour jour. Le gouvernement, qui avait décidé d’évacuer la « jungle » et ses 7 000 personnes, tenait à installer symboliquement quelques dizaines d’étudiants sur le campus lillois, histoire de donner des gages de sa bonne foi. Alam, Abbas, Ashraf ou Saman furent de ceux-là.

Un an plus tard, si ce n’était ce brin de timidité à investir certains lieux, rien ne les distingue des 8 170 étudiants internationaux qu’accueille cette université de 66 500 jeunes, traditionnellement ouverte sur le monde.. Mais, sur eux, la force d’attraction de Lilliad, la bibliothèque design du campus, ou la « coolitude » du Café culture, n’ont pas de prise. Comme pour compenser leurs longs mois sans toit, ils surinvestissent depuis un an les six mètres carrés de leur chambre, cocon où ils se reconstruisent avant de reprendre leur envol, chacun à son rythme.

La chambre 213 est le repaire de Khalid. C’est aussi son point de repère, comme le fut hier sa cabane dans la « jungle ». Cet ancien journaliste soudanais reconnaît avoir du mal à s’en extraire. Son errance a commencé quand il a quitté son pays pour fuir la torture. Elle l’a d’abord mené en Ukraine, où il a vécu neuf ans, devenant comédien. Aujourd’hui, une tasse de café cardamome-cannelle à portée de main, il y écrit son histoire, en espérant être prêt à intégrer la licence cinéma de l’université dans un an. Et à investir davantage l’espace public.

Dans sa chambre, chaque objet a une étiquette sur laquelle est inscrit le mot français qui le désigne ; son emploi du temps est collé avec du ruban adhésif près du traditionnel tableau noir. Lui y écrit les conjugaisons, d’autres y listent du vocabulaire ou y notent des phrases fortes dans cette langue qui se dérobe encore un peu, mais dans laquelle certains ont suffisamment progressé pour entamer un vrai cursus.

Pour certains, une validation des compétences

Ashraf est inscrit en licence d’informatique, Abbas en mathématiques et informatique, Saman en lettres modernes et Alam va suivre une licence de sciences exactes et sciences de l’ingénieur. Les aînés du groupe, qui avaient exercé comme professeur ou avocat au Soudan, vétérinaire au Pakistan ou architecte en Iran, ont fait valider leurs compétences pour reprendre directement en master.

A la veille de leur première vraie rentrée à l’université française, ce mois de septembre, une bonne partie d’entre eux a quitté la résidence Evariste-Galois, un bâtiment qui leur était alloué sur le campus scientifique, pour se disperser dans les cités U, voire en coloc, en ville. La plupart ont opté pour le premier prix : un 6 mètres carrés à 160 euros, puisqu’il leur fallait sortir de l’immeuble désaffecté du centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) qui avait été transformé à la va-vite en centre d’accueil et d’orientation (CAO) il y a un an. Un CAO sur le campus !

Les étudiants sont particulièrement attachés à leur chambre de 6 m2, qui constitue leur premier logement stable depuis des mois. | JEAN LARIVE / MYOP

Les étudiants sont particulièrement attachés à leur chambre de 6 m2, qui constitue leur premier logement stable depuis des mois. | JEAN LARIVE / MYOP

« Aujourd’hui, on en rigole, mais au début on a halluciné quand la préfecture a voulu interdire les visites et les sorties des étudiants en soirée, sous prétexte de leur statut : ils devaient être traités comme tous les demandeurs d’asile de France », se rappelle Judith Hayem, anthropologue et maître de conférences à Lille. Elle a tout de suite vu en eux des étudiants classiques. « On est une université, pas la succursale du ministère de l’intérieur », ajoute un brin agacée celle qui a à son actif un passé de militante auprès des sans-papiers des coordinations parisiennes.

L’année écoulée, ils sont beaucoup restés entre eux, liés par une épreuve commune, même s’ils étaient séparés en quatre groupes de niveau pour leurs trois cent quinze heures de cours de français. « Il fallait qu’on travaille seul le soir, à revoir les cours, parce que le français est difficile, explique Ashraf, même si les étudiants et les professeurs nous ont bien aidés, notamment avec les cours de conversation. » 

Indispensable, la maîtrise du français

Les mois se sont écoulés au rythme de leurs progrès linguistiques et des paperasses administratives. Et cette rentrée, le groupe initial est divisé en trois : ceux qui ont un niveau de français suffisant pour intégrer une formation sans aménagement, comme Yaya, avocat au Soudan, qui passe en master de droit. Ceux qui intègrent un cursus aménagé pour pouvoir poursuivre en parallèle les leçons de français. Et ceux qui ont besoin d’une nouvelle année pleine de français avant de se lancer.

Pour tous, la rentrée 2017 est difficile. Lunettes colorées sur le nez, sourire enfantin aux lèvres, en dépit de ses 29 ans, Ashraf s’avoue découragé. « Je ne comprends rien aux cours », se désole-t-il en s’affalant sur le lit de son ami Abbas, après deux semaines d’amphi. Ashraf a déjà étudié l’informatique au Soudan, il aime la discipline, il sait qu’elle offre des débouchés solides, pourtant il pense à changer d’orientation. Lui qui parle déjà un anglais courant se demande s’il ne va pas passer en fac d’anglais. « Pour quoi faire… J’en sais rien… Mais pour ne pas me sentir largué en cours », soupire-t-il. Abbas, fort en maths, s’arrache également les cheveux : « Je comprends les concepts, mais pas ce que dit le prof », se désole-t-il.

Pour Ashraf, l’année passée a été consacrée aux cours de français et aux formalités administratives pour obtenir le statut de demandeur d’asile. | JEAN LARIVE / MYOP

Pour Ashraf, l’année passée a été consacrée aux cours de français et aux formalités administratives pour obtenir le statut de demandeur d’asile. | JEAN LARIVE / MYOP

Une épreuve de plus pour ce Soudanais de 30 ans qui n’a toujours pas de papiers. « On me balade, on me dit à chaque fois d’attendre un peu », s’inquiète-t-il. L’impossibilité pour lui de vivre à Khartoum n’a pas été reconnue lors de sa demande d’asile. Dans le groupe, trois sont dans son cas et treize attendent encore une décision de la Cour nationale du droit d’asile. Promesse avait été faite de les régulariser lorsqu’ils ont quitté la « jungle ». Mais, en attendant, l’angoisse plane, doublée du sentiment de n’être nulle part vraiment bienvenu..

Une nouvelle promotion avec six filles

Même s’il a été répété à ces étudiants qu’ils sont un exemple, qu’ils font partie d’un projet pilote destiné à en inspirer d’autres en France, l’expérience tarde à se transformer en politique. Seules quelques universités, comme celles de Strasbourg ou Créteil, se sont aussi lancées, mais à plus petite échelle. A Lille, une nouvelle promotion de 50 étudiants est en train d’arriver, plus jeune, plus francophone, avec six jeunes filles, alors qu’une seule était présente parmi les 80 premiers.

« Le 15 septembre, nous avons créé un réseau des étudiants migrants dans l’enseignement supérieur, soutenu par la Conférence des présidents d’université », rappelle Emmanuelle Jourdan-Chartier. Si cela permet la mutualisation des expériences, en revanche, un financement national se fait toujours attendre. « Il nous faudrait inventer un statut d’étudiant réfugié », pointe la vice-présidente chargée de la vie étudiante de Lille-III, réfléchir aussi à un référentiel national des équivalences de diplômes.

Kaleem profite du terrain de cricket, sport national au Pakistan. | JEAN LARIVE / MYOP

Kaleem profite du terrain de cricket, sport national au Pakistan. | JEAN LARIVE / MYOP

Tant reste à faire. En attendant, une partie des 80 étudiants cherchent un petit boulot ou un service civique pour financer leurs études. « Comme les Français », soupire Alam, inquiet de devoir mener de front l’apprentissage du français, ses cours de licence et son job. « L’année sera dure », estime-t-il, avant qu’un autre ancien de la « jungle » lui rétorque un imparable « moins que l’an dernier ».

« La jungle… » Kaleem soupire, ne s’autorisant que deux mots : « cauchemar » et « inhumanité ». Ce grand gars carré de 32 ans, qui a travaillé comme vétérinaire pour une ONG au Pakistan et retrouve doucement le plaisir du cricket sur le campus, ne s’étend pas sur la dureté de ses huit mois sous une tente aux côtés de huit autres exilés.

Quand Maya Konforti, bénévole de L’Auberge des migrants, une des associations calaisiennes les plus présentes dans la « jungle », lui parle d’un programme d’inscription à l’université en février 2016, il n’y croit guère, d’abord. « On n’était pas loin de 10 000, l’université en prendrait moins de 100 et j’allais être dedans ? » Kaleem a surtout du mal à comprendre la logique française : après les avoir laissés des mois durant dans la boue et la misère du bidonville, le gouvernement allait tout à coup leur offrir une inscription à l’université et des papiers ?

Un étrange revirement gouvernemental

Le revirement interpelle aussi Saman, l’Iranien. Arrêté à Calais par la police, il a connu l’enfermement en centre de rétention et la menace d’expulsion, avant d’être libéré par un juge. Et on lui déroulerait le tapis rouge vers la fac ? « De toute manière, même si on doutait de l’issue, on n’avait pas d’autre solution que d’y croire », ajoute le jeune homme qui vient d’entamer une licence de lettres modernes.

Dans la « jungle », Saman passait ses journées à lire à l’école du chemin des Dunes, une classe faite de bric et de broc, où des bénévoles donnaient des cours d’anglais et de français. Il a avalé tout Camus et pas mal de Victor Hugo. Abbas, lui, a relu L’Amour au temps du choléra, de Gabriel GarcÍa Márquez, sur le banc de la bicoque de bois… C’est là que tous deux ont été repérés pour cette initiative née à la croisée de deux volontés.

Khalid a étiqueté chaque meuble ou objet de sa chambre de sa dénomination française. | JEAN LARIVE / MYOP

Khalid a étiqueté chaque meuble ou objet de sa chambre de sa dénomination française. | JEAN LARIVE / MYOP

Depuis des mois, en effet, L’Auberge des migrants n’en pouvait plus du gâchis de talents et de compétences dans cette Calais bis où vivotaient jusqu’à 10 000 migrants. L’asso compilait les CV dans l’espoir d’affréter un jour un charter pour l’enseignement supérieur. En parallèle, depuis le printemps 2016, une équipe d’enseignants, d’administratifs et d’étudiants de l’université de Lille venait régulièrement dans la « jungle » avec la même idée en tête.

C’est Anne Gorouben, une artiste engagée auprès des exilés de Calais, qui a servi de guide à Giorgio Passerone, emblématique professeur de littérature italienne, accompagné d’étudiants. Caroline Hache, professeure des écoles, a rejoint le dispositif et restera « un de nos meilleurs soutiens », comme le résume Abbas, un an après.

Une sortie « par le haut » de l’indignité

En avril 2016, ces deux mondes coorganisent une journée de débats à la fac à laquelle participent des migrants. Un pas est franchi qui sera suivi d’un autre en juin, quand trois vice-présidents de l’université de Lille rencontrent la préfecture. Entraînée par le volontarisme des universitaires, la machine administrative se met en branle et le Crous met rapidement à disposition un immeuble inoccupé de 80 chambres sur le campus de la Cité scientifique, à Villeneuve-d’Ascq. L’organisme Adoma en assurera la gestion, pour en faire un CAO.

C’EST À CE MOMENT-LÀ QUE LA PRÉFECTURE DÉCIDE DE PASSER LA LISTE DE 40 À 80, AFIN QUE LA BELLE HISTOIRE COMPTE ASSEZ DE PAGES

Mais, si tout était dans les tuyaux, le véritable feu vert n’est tombé que quelques jours avant le grand démantèlement de la « jungle ». La cinquantaine de Soudanais, la dizaine d’Afghans, les cinq Iraniens, quatre Pakistanais, trois Syriens, mais aussi l’Albanais, l’Érythréen et le Gambien n’ont eu la confirmation ferme de leur acceptation dans le programme qu’à ce moment-là.

Il fallait que l’opération serve l’image du ministre de l’intérieur et illustre la grandeur d’âme de la France en montrant une sortie « par le haut »de l’indignité où certains croupissaient depuis des mois. D’ailleurs, c’est à ce moment-là que la préfecture décide de passer la liste de 40 à 80, afin que la belle histoire compte assez de pages.

Les étudiants de l’université lilloise ont eux aussi tissé des liens avec les réfugiés et les aident au quotidien, notamment grâce à des cours de conversation. | JEAN LARIVE / MYOP

Les étudiants de l’université lilloise ont eux aussi tissé des liens avec les réfugiés et les aident au quotidien, notamment grâce à des cours de conversation. | JEAN LARIVE / MYOP

Dans les couloirs de l’université, on se raconte encore un an après la rocambolesque opération d’exfiltration durant laquelle les universitaires ont récupéré dans leurs véhicules personnels ceux que L’Auberge des migrants et l’école laïque du chemin des Dunes avaient présélectionnés. Comme la préfecture avait supprimé depuis des jours tous les départs organisés de la « jungle » afin de susciter un rush vers les premiers bus qui s’approcheraient au matin du démantèlement le lundi 24, il n’était pas question d’envoyer un autocar une semaine avant à la sortie du bidonville. Humanitaires et enseignants ont donc assuré la noria entre la « jungle » et l’entrepôt de L’Auberge, où un bus les attendait pour les emmener vers leur nouvelle vie, souvent sans bagage ni parfois même de chaussures.

Leur niveau de français évalué, une clé de chambre en poche, deux couvertures, des draps et un oreiller dans les bras, les 80 réfugiés ont revu un lit, un vrai, avant de recevoir la visite le lendemain du préfet de région et le surlendemain du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve.

L’importance des bénévoles

Pris en charge dans le cadre de la législation sur les demandeurs d’asile, le groupe a vu son hébergement, sa nourriture, son accompagnement social et administratif financés toute l’année passée par la puissance publique, à raison de 25 euros par jour. L’université de Lille, elle, a offert l’exonération des droits d’inscription et les cours. Le reste a été possible grâce aux bénévoles qui n’ont compté ni leur temps ni leurs efforts pour aider ces jeunes hommes un peu perdus.

Le 15 septembre, c’est l’heure des embrassades de rentrée entre Alam et trois étudiantes qui l’ont aidé en français l’année passée. « Retrouvailles entre amis », sourit Camille Doré, 23 ans. Avec Ghésia Hoeel, étudiante en droit comme elle, et Claire Dubocquet, étudiante en psychologie, elles ont commencé par assurer du soutien en français. « Puis on a invité le groupe des Afghans et des Pakistanais au bowling. En retour, ils nous ont préparé un repas tradi. C’est une rencontre vraiment riche », observe la jeune femme, qui, comme tant d’autres à Lille, a joué la carte de l’accueil.

Abdul. Si d’autres universités ont lancé des initiatives du même type, le financement national se fait toujours attendre. | JEAN LARIVE / MYOP

Abdul. Si d’autres universités ont lancé des initiatives du même type, le financement national se fait toujours attendre. | JEAN LARIVE / MYOP

Face à cet élan de générosité, les étudiants ont répondu par un volontarisme qui force l’admiration de ceux qui les côtoient. « Il est clair qu’ils savent pourquoi ils sont là », souligne Isabelle Lamarre, agente de service du Crous à la résidence Galois, qui joue parfois les mamans de substitution. Ce courage a aussi touché le préfet de région qui a récompensé plusieurs d’entre eux dans le cadre d’une cérémonie de mise à l’honneur des « prodiges de la République ».

Les 80 étudiants de Lille peuvent à nouveau rêver d’avenir, mais leurs anciens compagnons de « jungle » n’en sont pas tous là. Sur les 8 000 évacués de Calais, huit sur dix ont obtenu le statut de réfugiés. Ce n’est que le premier pas de la longue course d’obstacles qui les attend, lorsqu’ils arrivent sur le marché du travail sans diplôme français