Il s’agit d’une guerre aux migrants: pas de la fatalité ou de la responsabilité des passeurs

Article rédigé par l’association Migreurop publié par  Mediapart dans le cadre de l’opération #Open Europe

Les passeurs sont régulièrement désignés dans les discours politiques comme responsables des « drames de la migration », mais ce sont les politiques migratoires (de l’UE, des Etats membres) qui sont chaque année la cause de drames humains, et favorisent le business de la grande criminalité organisée, tout en criminalisant ceux qui aident par solidarité.

Lorsque que, le 10 septembre 2014, plus de 500 personnes ont disparu en mer alors qu’elles tentaient de rejoindre les côtes maltaises, l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) a parlé de « meurtre de masse », dont les « passeurs » étaient les coupables.

Après les terribles naufrages du mois d’avril 2015, la Commission européenne a appelé à une réponse énergique de l’UE pour en finir avec cette hécatombe. Dans son Agenda Européen sur la Migration du 13 mai , elle propose trois axes d’intervention pour éviter que des personnes tentent la dangereuse traversée de la Méditerranée : une meilleure surveillance des frontières maritimes de l’UE, une coopération renforcée avec les pays d’origine ou de transit des migrants pour empêcher les départs, et une lutte accrue contre les réseaux criminels (trafiquants et passeurs). Le 18 mai 2015, le Conseil européen a adopté une « Décision relative à une opération militaire de l’Union européenne dans la partie sud de la Méditerranée centrale (EUNAVFOR MED) », destinée à « démanteler le modèle économique des trafiquants ». Elle permet aux Etats membres de l’UE d’intervenir en haute mer pour arraisonner les navires soupçonnés de se livrer au trafic de migrants, de « capturer et neutraliser ces navires », et de les « éliminer et les mettre hors d’usage ».

La presse se fait volontiers le porte-parole de ce discours qui fait porter aux « passeurs » la responsabilité des épisodes dramatiques qui jalonnent les parcours migratoires. On note pourtant que bien peu d’information est fournie sur ces passeurs (qui sont-ils, comment agissent-ils, quelles relations entretiennent-ils avec les « passé.e.s », etc.), et que la figure du passeur a connu une profonde transformation au cours des dernières années ou décennies.

Ce billet a pour objet de fournir quelques informations, sources documentaires et éléments de réflexion pour contribuer à ce que le débat public ne se limite pas à un paysage consensuel brossé à gros traits peu vérifiés, parfois caricaturaux.

Les passeurs : une figure en évolution

Le regard sur le passeur a évolué de façon parallèle à celui qui est porté sur les personnes revendiquant leur droit à demander l’asile. Au début des années quatre-vingt, le profil type du demandeur d’asile a changé, au gré de la géopolitique (effondrement du bloc communiste) et de l’évolution de la définition de réfugié (élargissement des zones géographiques entre autres : moins intellectuel, moins blanc, jeté sur la route de l’exil pour des causes plus complexes que celles qui avaient chassé ses prédécesseurs, victimes de la guerre froide et de dictatures bien identifiées). De héros à qui il faut venir en aide il est devenu un fraudeur, voire un terroriste – une tendance accentuée après le 11 septembre 2001.

C’est en même temps que change le regard sur les passeurs, pendant longtemps considérés comme des sauveurs : ainsi, pendant la guerre d’Espagne, ceux qui aidaient les républicains ou les anarchistes à se rendre en France ou, pendant la seconde guerre mondiale en France, ceux qui faisaient franchir la ligne de démarcation aux personnes poursuivies par le régime de Vichy. Les années de guerre froide voient naître des passeurs qui aident à franchir le mur de Berlin et la frontière Est/Ouest, à une époque où on s’indigne de ce que des États empêchent leurs citoyens de quitter leur pays ; une pratique aujourd’hui admise, voire encouragée par les Etats européens qui, dans le cadre de l’externalisation  des contrôles migratoires, font pression sur leurs voisins du sud pour qu’ils « retiennent » les migrants tentés de prendre la route vers l’Europe, y compris leurs propres ressortissants (voir Migreurop, « Emigration illégale » : une notion à bannir).

En 2004, le Cap Anamur (bateau d’une association allemande du même nom) connut une longue errance dans l’indifférence quasi-générale : longtemps interdit d’accostage, refoulé aux frontières maritimes de l’Europe pour avoir accueilli à son bord 37 rescapés africains d’une barcasse en perdition, une partie de son équipage fut ensuite inculpée d’« aide à l’immigration illégale », et ses passagers interdits de demande d’asile – au mépris de la convention de Genève. (Voir Migreurop, Cap Anamur – appels, chronologie, presse).

Le durcissement des politiques migratoires et le 11 septembre 2001 étaient passés par là : le migrant est désormais considéré comme un fraudeur, un profiteur, voire un terroriste, dont l’examen de la demande d’asile est souvent sommaire (quand elle a lieu). Et « le » passeur un criminel, petite main de la grande criminalité organisée. Il est devenu un trafiquant, coupable de traite des êtres humains (voir ci-après criminalisation des passeurs).

Les passeurs : une réalité multiple

Il existe bel et bien des réseaux criminels investis dans l’acheminement de personnes d’un point à l’autre du globe au travers des frontières, qui font payer ce service à celles et ceux qui en ont besoin, et à leurs proches. On se trompe en revanche en imaginant que les migrant.e.s qui ont recours à des passeurs ont tous et toutes utilisé les services de ceux-ci de leur ville ou village de départ jusqu’à leur arrivée dans telle ville d’un État européen (ou d’Amérique, d’Australie…). Beaucoup témoignent avoir eu un itinéraire en tronçons successifs, avec parfois de longues périodes à travailler ou survivre dans la précarité en attendant d’avoir trouvé un passeur pour l’étape suivante de leur voyage. Pour certains, le service du passeur a consisté essentiellement en la fabrication de faux documents permettant d’emprunter une ligne régulière de transport (avion, bateau, train, car). Pour d’autres le passeur a été un accompagnateur de fait pour la traversée de tel obstacle ou telle frontière mais pas pour l’ensemble de leur voyage. Les activités de passeur sont d’une très grande variété.

On voit enfin en de nombreux endroits une auto-organisation de migrants, pour la survie et pour l’organisation du passage : dans les « jungles » du Calaisis, comme dans les « camps de la montagne » marocains ou en Grèce (voir Passeurs d’hospitalité, Que sont les passeurs ?).

Qui est passeur et qui est bénéficiaire des services de passeur ?

Il est parfois bien difficile de le dire… « Il y a quasiment autant de profils de passeurs que de voyages d’exil. Certains passeurs prennent des risques et concrètement, ils permettent de sauver des vies, même si leurs services sont rétribués. Un grand nombre de « passeurs », notamment par voie terrestre, sont des intermédiaires, qui prennent en charge des migrants sur une partie du chemin de l’exil. Ils sont parfois eux-mêmes de migrants résignés, qui ont tenté plusieurs itinéraires pour rejoindre leur destination et connaissent les différentes routes qui « marchent » ou ne « marchent pas ». Ils sont alors plus ou moins aidants, plus ou moins intéressés. Il y a aussi ceux qui, moyennant finance, fournissent des faux papiers – souvent avec la complicité d’autorités locales corrompues – à des personnes qui peuvent ainsi prendre l’avion et fuir le danger. Ils sont faussaires, usurpateurs d’identité, mais aussi résistants et sauveteurs, et parfois eux-mêmes demandeurs d’asile à l’arrivée. » (ACAT France, Qui sont les passeurs ?). Les pratiques mises en œuvre au nom de la lutte contre l’immigration illégale génèrent par ailleurs des phénomènes qui brouillent encore les cartes.

À Mayotte on rencontre ainsi des « enfants passeurs », qui, pour le tiers ou le quart du prix habituel du passage, s’engagent à se faire passer pour le passeur en cas de contrôle (voir Plein Droit n°84, Les enfants passeurs de Mayotte).

À la gare du Nord à Paris, face à l’exigence, aux guichets, de documents prouvant le droit au séjour de certains clients (exigence « au faciès »), des étrangers en situation régulière et des Français se sont mis à acheter des billets pour le compte d’autres.

Criminalisation de l’activité des passeurs

Bien sûr, il existe des criminels parmi les passeurs, des gens qui abandonnent en pleine mer ou en plein désert, qui enferment dans des camions frigorifiques, qui violent et rançonnent, qui livrent à la police moyennant récompense etc. Mais il abusif et dangereux de faire l’amalgame entre l’activité des « passeurs » et ce qu’on appelle le trafic criminels d’êtres humains (voir Natalia Paszkiewicz, Le danger d’assimiler trafic de migrants et traite humaine).

Amalgame abusif

Les personnes qui apportent une aide aux migrants sont souvent poursuivies pour « délit de solidarité », nom donné, en France, par les militants des droits de l’Homme au délit « d’aide à l’entrée, la circulation ou le séjour d’un étranger en situation irrégulière ». Dans de nombreux pays, cette activité est passibles de poursuites pénales (voir Migreurop, Les législations internationales qui prévoient le délit de solidarité). Ainsi, en 2007, sept pêcheurs tunisiens, pour avoir porté secours à une embarcation de migrants en grande difficulté au large de Lampedusa, ont été poursuivis pour « aide à l’entrée illégale sur le territoire », ont vu leur outil de travail confisqué et ont passé, pour certains, plusieurs mois en prison avant d’être finalement relaxés (voir : Migreurop, (presque) tout sur le procès d’Agrigente).

Amalgame dangereux

Cette criminalisation de l’aide aux migrants, par son aspect dissuasif, contribue à fragiliser la situation des personnes qui ont réellement besoin de franchir les frontières qu’on leur interdit de passer légalement. Elle les oblige, tout comme les autres volets de la lutte contre l’immigration irrégulière, à recourir à des moyens encore plus dangereux pour parvenir à leur fin. Elle met en évidence l’hypocrisie de politiques fondées sur la répression, qui incitent à la violation des règles qu’elles fixent, et enrichissent les vrais passeurs mafieux (tout comme la Prohibition aux USA de 1920 à 1933 a fait la fortune de la mafia).

La présomption de culpabilité est souvent bien faible : des migrants sont poursuivis sur la seule fois de rapports de police bien difficiles à contester, ou des personnes sont jetées en prison parce qu’elles avaient communiqué avec des passeurs ou présumés tels.

« Perturber les réseaux des passeurs ne fera que contribuer à augmenter les dangers liés au fait de traverser la Méditerranée tout comme ce fut le cas avec la militarisation de la lutte antidrogue : il est probable que les prix des passeurs augmentent, ce qui exposera alors les émigrants à un risque plus élevé en termes d’abus. » (Natalia Paszkiewicz, Le danger d’assimiler trafic de migrants et traite humaine).

Les passeurs, pourquoi ? Les politiques « migratoires » en cause

Actuellement, si les passeurs peuvent être incriminés (cf. en bibliographie les articles de Carine Fouteau sur mediapart fin décembre 2014), le cynisme est plus du côté des responsables politiques européens qui rechignent à accueillir des personnes en quête de protection (95% des 4 millions de réfugiés syriens se trouvent en Irak, Jordanie, Égypte, Liban et Turquie). Les interminables marchandages auxquels se sont livrés les Etats membres de l’UE lorsque la Commission européenne leur a demandé, au mois de mai 2015, de « relocaliser » quelques dizaines de milliers de demandeurs d’asile en témoignent une fois de plus.

Pourtant, les politiques migratoires répressives (de l’UE, des Etats) n’empêchent pas les gens qui le veulent de partir. En revanche, elles les poussent à prendre des voies de passage de plus en plus dangereuses. L’observation des modes opératoires utilisés pour la traversée de la Méditerranée au cours des dix dernières années montre en outre que les passeurs savent parfaitement s’adapter aux contraintes qu’impose la diversification des dispositifs de surveillance.

La construction de murs, le développement de moyens militaires pour le contrôle des frontières et les tentatives de blocage des migrants avant même qu’ils aient quitté leur pays ne font nulle part, à long terme, la preuve de leur efficacité. Mais ils sont chaque année la cause de drames humains, et favorisent le business de la grande criminalité organisée, tout en criminalisant ceux qui aident par solidarité.

« De nombreux gouvernements semblent vouloir détourner l’attention de leurs manquements en faisant de la crise mondiale des réfugiés une question de traite ou de trafic d’êtres humains. Ils ont raison, mais pas dans le sens où ils l’entendent. Selon les gouvernements, les trafiquants et les passeurs sont le problème. En réalité, le trafic ou la traite d’êtres humains est la conséquence, la cause principale étant l’action inadaptée des gouvernements. Lorsque les gens sont désespérés, rien ne peut les empêcher de partir. Les gouvernements portent une responsabilité morale en leur interdisant d’emprunter des moyens sûrs et légaux, et les contraignent de fait à faire appel aux services de passeurs ou les exposent à l’exploitation des trafiquants » (Amnesty International, Crise des réfugiés. Ce sont les gouvernements, et non les passeurs, le vrai problème).

L'Ezadeen dans le port de Corigliano en janvier 2015L’Ezadeen dans le port de Corigliano en janvier 2015