Un an après le démantèlement des principaux camps de la capitale, faute de mise à l’abri, des squats fleurissent en banlieue parisienne dans des bâtiments désaffectés et insalubres, comme à Vitry-sur-Seine ou à Thiais, dans le Val-de-Marne.
Par Pierre Terraz
Publié le 10 décembre 2021
« Dans la rue, un homme m’a proposé de m’héberger si je couchais avec lui. J’ai refusé, j’ai dormi dehors pendant deux mois, puis je suis arrivé ici. » Comme Amadou (les prénoms ont été modifiés), originaire de Côte d’Ivoire, ils seraient plus de 200 migrants à occuper ce squat installé il y a six mois dans des bureaux désaffectés, à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne).
En juin, une demande d’expulsion avait été prononcée, jamais mise en application faute de projet concret pour le bâtiment, promis à la démolition. Aucune convention d’occupation n’a non plus été signée, mais l’association United Migrants, qui encadre le lieu, espère encore pouvoir le pérenniser après la fin de la trêve hivernale, le 31 mars 2022.
Des squats comme celui-ci, il en fleurit de plus en plus depuis le démantèlement des principaux camps de la capitale, il y a un an. Un phénomène difficile à quantifier, tant il est imperceptible, mais en progression constante, relatent les acteurs de terrain. En France, au moins 177 bâtiments auraient été occupés en 2021, selon le dernier rapport de l’Observatoire des expulsions de lieux de vie : c’est trois fois plus qu’en 2020.
« Autour de Paris, on comptabilise encore plus de 1 200 migrants éparpillés dans des squats et micro-campements, explique aussi Paul Alauzy, chargé de projets à l’association Médecins du monde. Il y a eu un déplacement de la population : là où on intervient désormais, on retrouve les mêmes individus que dans les anciens camps démantelés de Paris. » Si les tentes ont quasiment disparu du paysage parisien, les exilés, eux, se voient donc contraints de se replier dans les recoins cachés d’Ile-de-France.
Misère invisible
Au cœur de la zone industrielle de Vitry-sur-Seine, il faut pousser une porte en fer derrière un amas d’ordures afin de pénétrer les lieux. Alors qu’il n’y a pas de voisins directs, mis à part des entrepôts, les volets restent pourtant fermés : impossible de se douter que quelqu’un vit ici. « Le but n’est pas d’être excessivement visible », euphémise Romain Prunier, représentant de l’association United Migrants.
Occupés depuis mai par des migrants d’origine africaine, les bureaux ont été reconvertis en chambres. Dans l’une d’elles, une famille de quatre Ivoiriens partage la pièce plongée dans l’obscurité : « Nous sommes en France depuis 2019, mais notre demande d’asile a été déboutée. Notre enfant ne va pas à l’école. J’ai travaillé plusieurs fois au “black”, on m’a arnaqué à chaque fois. Je faisais le ménage dans les bureaux d’une grande entreprise de vin, une connaissance qui a les papiers me faisait travailler sur son contrat, à sa place. Les deux derniers mois, il a arrêté de m’envoyer l’argent », témoigne le père.
Cette impossibilité de s’intégrer légalement, sans papiers, semble n’être qu’une composante de la précarité des occupants du lieu. Dans une chambre où vivent huit Soudanais, demandeurs d’asile, le plus jeune manifeste sa difficulté à apprendre la langue : « Je suis en France depuis cinq ans, mais je ne trouve pas de bon professeur de français. »
Ce qui fait l’unanimité, surtout, reste la difficulté à trouver un toit correct. Une mère de famille algérienne, dépourvue de titre de séjour, explique : « Le 115 ne marche pas ! On nous donne des adresses très loin de Paris, à plus d’une heure de transports en commun. Je n’ai pas de téléphone, pas Internet… je ne sais pas comment y aller. Je me rappelle une fois où j’étais perdue, à 2 heures du matin, avec ma petite fille dans la poussette. » Jean, un Congolais de 35 ans, ajoute : « Pour les hommes seuls, c’est très compliqué. On te met deux ou trois jours quelque part, puis tu dois partir. Parfois, tu tombes dans des centres où il y a des bagarres. Ici, plus personne ne fait appel au 115. »
Si l’habitat en squat semble permettre un meilleur ancrage territorial et une certaine stabilité, l’isolement communautaire qui en découle détache aussi ses occupants, qui ne font plus confiance aux institutions, du droit commun.
Pour Kerill Theurillat, coordinateur de Utopia 56 à Paris, l’émergence de ce type d’occupation n’a rien d’un hasard, outre la saturation des dispositifs d’accueil (l’Ile-de-France comptabilise 46 % de la demande d’asile, pour seulement 19 % des places d’hébergement). « C’est aussi une manière d’invisibiliser les gens. Les seules fois où ils ne sont pas délogés, c’est quand ils sont dans des squats ou que les camps sont installés sous des ponts, loin des riverains. Pour moi, c’est une politique délibérée », assure-t-il.
Conflits de voisinage
A Thiais, ville aisée du Val-de-Marne, l’ambiance est plus électrique dans le voisinage. En octobre, 228 migrants de tous statuts (sans-papiers, demandeurs d’asile, déboutés…) se sont mis à y occuper une résidence désaffectée, au cœur d’un quartier pavillonnaire.
Depuis, le squat, également encadré par United Migrants, attise la colère des riverains. « J’habite ici depuis 1973. Ils ont débarqué une nuit, et depuis, on n’est plus tranquilles. Le bâtiment n’est pas aux normes de sécurité incendie. Imaginez qu’il prenne feu, notre maison aussi partira en fumée », s’inquiète une dame vivant dans une habitation mitoyenne. Une voisine tempère : « C’est surtout le fait que ce ne soit pas encadré par les pouvoirs publics qui me gêne… Si ça continue comme ça, on va finir à 500 personnes ! Il n’y a eu aucun problème majeur pour le moment, mais j’ai peur pour l’avenir. »
Certains avancent leurs théories. « La préfecture de police a refusé d’intervenir dans les quarante-huit heures, délai légal pour une expulsion immédiate, et le maire de Thiais ne peut rien faire car le bâtiment appartient à la Ville de Paris. En désaffectant le bâtiment, ils n’ont barricadé que trois fenêtres, et une semaine avant l’arrivée des migrants, du personnel est venu faire le ménage. Certaines personnes avec des postes à responsabilité nous ont dit qu’il était fort probable que ce soit organisé : Paris se débarrasse de ses campements pour les JO [Jeux olympiques] de 2024 », assure un riverain.
Face à ces inquiétudes, le maire (Les Républicains) de Thiais, Richard Dell’Agnola, voudrait déplacer les occupants au plus vite. Problème : l’ancienne résidence pour personnes âgées appartient effectivement à la Ville de Paris, qui ignore jusqu’ici les revendications de l’élu.
La municipalité parisienne, elle, défend le bon état du bâtiment, qui ne justifie pas une expulsion alors que la trêve hivernale a commencé, mais un rapport commandé par Richard Dell’Agnola conclut une note de 5/18 en matière de sécurité. Electricité défaillante, risque d’incendie, présence d’amiante, extrême surpopulation… Certains occupants dorment dans les sous-sols, sans fenêtre ni aération. « Légalement, le problème sécuritaire prédomine et annule la trêve hivernale », proteste le maire de Thiais.
Un « problème de responsabilité politique »
L’association United Migrants a pu rencontrer Léa Filoche, adjointe à la Mairie de Paris chargée des solidarités, de la lutte contre les inégalités et contre l’exclusion. Paris aurait-il avantage à installer les migrants dans ce squat plutôt que de les reloger de manière conventionnelle ? L’adjointe proteste et souligne la responsabilité de l’Etat dans l’hébergement des sans-abri : « La doctrine de Paris est simplement de ne pas évacuer tant que nous n’avons pas de solution de remise à l’abri. Contrairement aux manières du préfet de police, Didier Lallement, qui pousse volontiers les campements en dehors de la capitale ou les planque dans des tunnels aux conditions de salubrité affreuses, sous le périphérique. Laisser ces gens à la rue, c’est le choix de l’Etat, pas celui de la Ville de Paris. » Si la Mairie de Paris ne compte pas déplacer les squatteurs, elle a quand même déposé plainte contre l’occupation : un moyen de se protéger en cas d’incident à l’intérieur de son bâtiment.
La préfecture d’Ile-de-France, elle, n’a pas souhaité réagir, et refuse de communiquer le nombre de migrants à la rue qu’elle recense en région parisienne. Mais elle se félicite de la mise en place des « orientations régionales », un programme visant à proposer des hébergements en régions afin de désengorger la capitale. « Depuis l’entrée en vigueur de ce nouveau schéma d’accueil, le 1er janvier 2021, 13 822 orientations régionales ont été réalisées. Il s’agit d’un effort sans précédent de prise en charge », se réjouit l’un de ses représentants.
Reste à voir la mise en pratique : en septembre, 670 migrants évacués d’un camp parisien étaient déplacés en bus hors de la capitale, sans être informés de leur destination. Certains ont fini en centre de rétention.
Richard Dell’Agnola dénonce un « problème de responsabilité politique qui fait subir le problème à la banlieue ». Pour Kerill Theurillat, d’Utopia 56, ce phénomène révèle plus largement un problème structurel dans l’accueil des réfugiés en France : « Le naufrage qui a eu lieu à Calais [Pas-de-Calais], on en trouve les causes ici. Les gens ne poursuivent pas un “rêve anglais”… Après des mois sans solution, ils fuient tout simplement les conditions de vie en France. Des drames, je suis sûr qu’il va en y avoir d’autres. » Selon l’Observatoire des expulsions de lieux de vie informels, 91 % des expulsions effectuées entre novembre 2020 et octobre 2021 n’ont fait l’objet d’aucune mise à l’abri, ou d’une mise à l’abri partielle.
Pierre Terraz