D’où venaient les naufragés de Lampedusa? (RFI / 05.10.2013)

D’où venaient les naufragés de Lampedusa?

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Créé le 2013-10-05 23:45

Par Léonard Vincent

Italie / Immigration / Erythrée

La grande majorité des passagers du bateau qui a fait naufrage au large de la Sicile venaient d’Erythrée, un petit pays de la Corne de l’Afrique. Les Erythréens forment l’une des plus grandes communautés de réfugiés au monde, alors que la population totale du pays n’est que d’environ cinq millions. Avant de venir s’échouer, morts ou vivants, sur les côtes de Sicile, ils avaient suivi un périple de plusieurs mois, voire de plusieurs années.

Ils sont jeunes et n’ont rien à perdre, puisqu’ils ont déjà traversé l’enfer. Les Erythréens qui, depuis plus de dix ans, s’entassent en Afrique du Nord, se considèrent comme des évadés. Et pour cause : depuis leur pays natal, le périple de ces garçons et de ces filles, de ces enfants parfois, n’est qu’une suite d’effroyables périls. De l’Erythrée à la Libye, en passant par le Soudan ou l’Ethiopie, ils sont la proie de toutes les mafias, toutes les violences, tous les rackets.

Ce qu’ils veulent fuir est connu : la discipline de fer imposée par le président Issayas Afeworki, le culte des vétérans de la guerre de libération, l’exigence de sacrifice au bénéfice d’une nation en armes, le service militaire à perpétuité. En bref, la misère, l’injustice, l’oppression, la propagande.

3 000 dollars pour le passeur

D’abord, il leur faut trouver un passeur. Economiser suffisamment d’argent pour le dangereux trek à travers l’ancienne ligne de front avec l’Ethiopie ou les djebels du Soudan. Eviter les mouchards de la police, qui les expédieraient directement dans l’une de ces colonies pénitentiaires du pays, où l’on a ni contact avec l’extérieur ni date de libération connue. Le risque est grand, sachant que, dans ce pays ultra-surveillé, les trafiquants sont souvent de mèche avec les militaires.

La somme exigée est de 3 000 dollars, payable en liquide. Les familles vendent leurs biens pour aider les plus jeunes qui peuvent encore être sauvés. L’ordre est de ne rien emporter, sinon une pièce d’identité et un peu d’argent. Le passage, à pied, dure plusieurs jours. Les passeurs coupent les provisions d’eau au gasoil, pour empêcher les fugitifs de boire toute leur ration d’un coup. Mais l’armée patrouille le long des frontières, avec ordre de tirer à vue. Ceux qui se rendent sont envoyés aux travaux forcés. Les réfugiés qui parviennent de l’autre côté sont déjà des survivants.

Déserteurs en Ethiopie

Dans les camps de réfugiés d’Ethiopie, ils sont d’abord « débriefés » par les services de renseignements. Le gouvernement d’Addis-Abeba craint les infiltrations d’espions, de rebelles ou de commandos érythréens. Il glane ainsi de précieuses informations sur l’état réel de son voisin et ennemi, avec lequel il a livré une guerre très meurtrière entre 1998 et 2000. S’ils choisissent de rester en Ethiopie, où l’intégration est difficile, mais possible, les fugitifs sont donc considérés comme des « déserteurs » par leur gouvernement. Ils sont passés à l’ennemi : cette tache indélébile les suivra longtemps.

Otages en Egypte, « infiltrés » en Israël

Au Soudan, le risque est d’être capturé par des soldats corrompus, avant d’avoir pu être enregistré par le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR). Ceux-ci les dépouillent d’abord. Ensuite, ils les revendent à des trafiquants bédouins. Ils sont alors conduits de force en Egypte, avec toutes sortes de marchandises de contrebande, vers les centres de détention construits pour eux dans des villas du Sinaï. Là, ils sont atrocement torturés pendant que leurs bourreaux téléphonent à leur famille pour obtenir une rançon s’élevant souvent à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Ceux qui parviennent à payer sont poussés à travers les barbelés de la frontière israélienne. S’ils ne sont pas abattus par les gardes-frontières égyptiens, ils sont traités « d’infiltrés » indésirables par des autorités israéliennes de plus en plus intraitables avec les Africains.

Des bidonvilles de Khartoum vers la Libye

Les plus chanceux parviennent jusqu’aux bidonvilles de Khartoum, où ils ont la possibilité de gagner un peu d’argent dans des emplois subalternes. Avec leurs économies, ils payent leur place dans des convois de 4×4 trafiqués qui foncent à travers le Sahara vers la Libye, passant de mains en mains selon les milices qui tiennent les régions traversées.

Dans les villes côtières, du temps du régime du colonel Kadhafi, ils étaient employés par la bourgeoisie locale pour des salaires de misère, jusqu’à ce qu’ils puissent payer leur place sur une coque de noix. Ou bien ils étaient incarcérés dans des centres spéciaux, notamment la prison de Misratah, jusqu’à ce qu’ils puissent acheter leur libération. Depuis la chute du régime de celui qui se prétendait « le roi des rois d’Afrique », la donne n’a pas beaucoup changé. Nombre d’Erythréens sont toujours incarcérés ou ont disparu, victimes de la traque par les rebelles des prétendus « mercenaires noirs » de l’ancien dictateur.

« Prendre la mer, quoi qu’il arrive »

Ceux qui échappent aux rafles s’entassent au hasard de la côte, sous le contrôle de mafias locales, en attendant de pouvoir s’offrir une place sur l’un de ces bateaux destinés à être perdus, en route vers les côtes italiennes ou maltaises. Ils sont alors entassés à bord, les uns sur les autres, enroulés dans des parkas ou des couvertures. Ils remettent leur vie entre les mains d’un pilote désigné par les trafiquants, lequel est la plupart du temps un quidam qui cherche aussi à demander l’asile en Europe. Les rafiots prennent la mer de nuit, avec pour seuls guides une boussole et un téléphone portable.

Mais ces épreuves ne les arrêtent pas. En apprenant le naufrage de Lampedusa, Yoel a immédiatement téléphoné à un membre de sa famille, coincé en Libye dans l’attente d’un hypothétique embarquement. Réfugié en Afrique du Sud depuis plusieurs années, il a exhorté son cousin à renoncer à son projet. « Si je rentre en Erythrée, c’est la mort, lui a répondu ce dernier. Si je reste en Libye, c’est la mort. Alors, la seule chance qui me reste, c’est de prendre la mer, quoi qu’il arrive. »