Ces frontières qui rendent fou et qui tuent

TRIBUNE

Le naufrage au large de Calais s’ajoute à la litanie des drames aux frontières de l’UE. A la sidération ont succédé l’oubli, l’habitude et l’indifférence, estime l’anthropologue Michel Agier. Pourtant, des solutions existent, à commencer par la mise à l’abri des exilés.

par Michel Agier, Anthropologue (EHESS et IRD), auteur (avec Y. Bouagga, M. Galisson, C. Hanappe, M. Pette et Ph. Wannesson) de « La Jungle de Calais. Les migrants, la frontière et le camp », PUF, 2018.

Libération, le 25 novembre 2021 à 9h46

Le naufrage d’une frêle embarcation  est un nouvel épisode dramatique dans une interminable litanie des morts aux frontières de l’Europe.

Sur le fond, il n’y a malheureusement rien de fondamentalement nouveau avec ce drame. Depuis 1993, les frontières extérieures de l’Union européenne ont vu la mort d’au moins 50 000 personnes qui tentaient de les traverser, principalement en Méditerranée. Et depuis 1999, plus de 300 personnes sont mortes à Calais et dans sa région en tentant de franchir la frontière britannique «externalisée» en France, depuis 2004 par les accords du Touquet. Les années 2000 et 2010 ont été jalonnées de ces annonces de morts aux frontières, parfois monstrueuses comme ce millier de morts en deux naufrages successifs les 12 et 19 avril 2015. Mais aux sidérations ont succédé l’oubli (l’absence d’hommages publics et officiels et le deuil impossible y contribuant) puis l’habitude, qui ouvrent la voie à l’indifférence. La brutalité des discours politiques (qui ne sont plus la seule marque de l’extrême-droite) contre les étrangers indésirables (noirs et bruns, venant des pays du Sud et pour beaucoup des anciennes colonies européennes) donne aujourd’hui à cette indifférence la forme de véritables projets politiques de rejet de l’autre et du monde. Avec l’horizon funeste du repli sur soi comme leitmotiv.

«Passeurs criminels»

Il faut donc mettre ces 27 personnes décédées dans la Manche en relation avec ce qui se passe ces jours-ci à la frontière polonaise de la Biélorussie et son déploiement des policiers et de l’armée contre les migrants, tout comme avec les tirs de l’armée et de la police grecque  le 4 mars 2020 qui firent au moins sept blessés et un mort parmi les réfugiés coincés à la frontière gréco-turque.

Immédiatement après le naufrage de la Manche ce 24 novembre, les gouvernants français et britanniques se sont unanimement empressés de mettre en avant la responsabilité des «passeurs criminels». Cherchez l’erreur ! Les «passeurs» ne sont pas les responsables des morts aux frontières, ils sont les profiteurs sordides et criminels des politiques publiques des pays européens qui font des frontières des murs, des camps ou des cimetières. Pour le directeur de l’OFII, Didier Leschi, promu représentant de l’Etat ces dernières semaines à Calais, ce sont les passeurs «qui essaient […] de maintenir des camps en bord de mer» afin de mieux recruter les candidats au voyage interdit vers le Royaume-Uni. Or c’est précisément la responsabilité de l’Etat de créer des lieux sûrs de prise en charge des exilés au lieu de les laisser en errance et aux mains des passeurs. C’est ce qui lui a été demandé lors de sa mission à Calais, mais en vain.

Solutions immédiates

Les frontières rendent fous : aussi bien les migrants qui sont empêchés de circuler, que les dirigeants politiques qui y voient le symbole de leur obsession nationale. Et les frontières tuent maintenant de plus en plus. Si l’on ne veut pas que la Manche devienne un cimetière, comme vient de s’y engager le président français Emmanuel Macron, des solutions existent. Elles peuvent être décidées immédiatement et seraient le début d’une réhumanisation indispensable à la compréhension de la question migratoire et à la prise de décisions.

La mesure la plus urgente est la mise à l’abri des exilés de la région de Calais, dans des lieux sûrs, c’est-à-dire protégés des intempéries de l’hiver comme des sollicitations dangereuses des passeurs. Mais aussi sûrs de leur point de vue, c’est-à-dire n’étant pas des pièges vers la rétention et l’expulsion.

Cette mise à l’abri doit aller de pair avec un accompagnement de leurs demandes : rester en France, partir en Grande-Bretagne ou ailleurs. Il y a des travailleurs sociaux et des volontaires associatifs qui savent faire cela, donner confiance, établir le dialogue, chercher à comprendre plutôt qu’à trier et exclure.

Dans ce cadre, il peut être proposé à toutes ces personnes des voies rapides de régularisation en France. On verra alors, comme on l’a déjà vu, que cette proposition peut avoir plus d’écho qu’on ne le croit, et peut calmer la situation.

Renégocier les accords du Touquet

Enfin, il faut imposer sans plus attendre au Royaume-Uni ce qui a été promis plusieurs fois déjà sans être appliqué : la renégociation des accords du Touquet d’externalisation de la frontière britannique en France, pour sortir de cette position honteuse d’exécutant des basses-œuvres de notre voisin contre rétribution, à l’image de ce que font la Libye, la Turquie ou le Maroc pour l’Union Européenne.

Ces mesures auront notamment comme effet indirect mais immédiat d’assécher le fonds de commerce des passeurs.

C’est la dignité de notre pays qui est en question. Et sa responsabilité aussi, après le drame qui vient d’avoir lieu sur ses côtes. Plus que tout, ces solutions supposent une confiance de l’Etat à l’égard du monde associatif de la région qui, depuis des années maintenant, est mobilisé sur la question migratoire, et en a une connaissance profonde, dialoguant avec les chercheurs en sciences sociales. C’est cette confiance qui manque actuellement aux représentants de l’Etat, qui semblent ne pas voir les solidarités au sein de la société française.