Par CARINE FOUTEAU
Pour réduire le nombre de réfugiés vivant dans le bidonville à Calais, le gouvernement a opté pour la stratégie de la dispersion : en quelques jours, environ 1 450 exilés (sur 6 000) ont été envoyés aux quatre coins du pays, certains dans des centres de rétention, d’autres dans des centres d’hébergement pour un mois. La viabilité de cette politique interroge.
En moins d’un an, le nombre de migrants pris dans la nasse a doublé et les conditions de vie dans la « new jungle » se sont détériorées au point de devenir un sujet de honte nationale. Le paradoxe pour le gouvernement est le suivant : en s’érigeant en garde-barrière zélé de l’Angleterre, Bernard Cazeneuve a créé l’un des plus gros « points de fixation », selon son expression, du vieux continent qui fait face à l’exode de réfugiés le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. Comment dès lors gérer ce qu’il a participé à fabriquer ?
L’action publique a d’abord tardé à être perceptible, malgré les multiples déplacements du ministre de l’intérieur (sept au total depuis sa prise de fonctions en avril 2014). Le bidonville est devenu si insalubre que la justice vient de condamner l’État. Les conclusions de la décision sont à la hauteur du désastre : « En raison d’un accès manifestement insuffisant à l’eau et à des toilettes et de l’absence de ramassage des déchets, la population du camp est confrontée à une prise en compte insuffisante de ses besoins élémentaires en matière d’hygiène et d’alimentation en eau potable et se trouve exposée à un risque d’insalubrité », écrit le juge des référés dans son ordonnance du 2 novembre. « Il est ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale à son droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants », ajoute-t-il. Les autorités sont par conséquent sommées de créer dix points d’eau supplémentaires et une cinquantaine de toilettes, de mettre en place un dispositif de collecte des ordures, de procéder au nettoyage du site et de permettre l’accès des services d’urgence au camp.
Trop tard, mais aussi trop peu. Manuel Valls attend la fin de l’été pour se rendre à Calais alors que l’afflux massif a commencé dès le printemps et que les associations tirent en vain la sonnette d’alarme : le 31 août, le premier ministre annonce enfin la construction d’un camp en dur. Mais pas pour tout le monde, ni pour tout de suite – les quelque 1 500 places de type containers promises pour janvier 2016 font pâle figure en comparaison des dizaines de milliers de tentes prévues par les autorités turques et jordaniennes, avec le soutien du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), pour héberger des centaines de milliers de réfugiés syriens.
Le 21 octobre, Bernard Cazeneuve retourne sur place. Avec lui, l’État déploie toute la panoplie de ses possibilités. Telle qu’il la présente, sa politique comporte deux volets : l’un vise à « humaniser » l’accueil des migrants dans la « jungle », l’autre à faire preuve de « fermeté » en renvoyant dans leur pays d’origine « ceux qui n’ont pas vocation à s’installer en France », selon le diptyque mimant l’équilibre repris par la droite comme par la gauche au pouvoir depuis quinze ans. Nouveauté, le ministre de l’intérieur en ajoute un troisième, implicite mais substantiel, qui consiste à éloigner de la ville autant d’exilés que possible… afin, selon les expressions les plus entendues dans l’espace politico-médiatique, de « faire baisser la pression » ou de « désengorger Calais ».
Côté « main tendue », en écho à l’appel de 800 personnalités publié dans Libération, le ministre s’engage à mettre à l’abri 400 femmes et enfants, dont la moitié sous des tentes chauffées ; avec Marisol Touraine, la ministre des affaires sociales, il se propose d’améliorer la prise en charge sanitaire : sont mis à contribution un médecin, un psychologue et un kinésithérapeute, réservistes de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), sollicité en cas de catastrophe en France ou à l’étranger. Ils sont appelés à intervenir dans le centre Jules-Ferry, accueil de jour ouvert en janvier 2015 à proximité de la « jungle » officialisée, pour augmenter le nombre des consultations et mener des actions de prévention (vaccination, contraception, etc.). Ces mesures font suite à de nombreuses alertes : celle du rapport du préfet Jean Aribaud et du président de l’Observatoire national de la pauvreté, Jérôme Vignon, remis le 1erjuillet, ainsi que celle du rapport rédigé par six médecins, rendu public le 29 octobre dernier. Attendues par les associations et les bénévoles présents au jour le jour aux côtés des migrants, ces dispositions sont considérées comme un pas en avant insuffisant par rapport à l’étendue des besoins et des efforts reposant quotidiennement sur leurs épaules.
En parallèle aux mesures d’aménagement des lieux, le ministre, à l’écoute d’une opinion publique perçue comme réfractaire à l’accueil des réfugiés, accroît les effectifs des forces de l’ordre, le nombre de gendarmes et de CRS atteignant 1 760 (dont 1 125 forces mobiles), soit plus d’un fonctionnaire pour six exilés. La « sécurisation » de la zone est justifiée par ses promoteurs comme étant nécessaire face aux violences générées par la misère dans la « jungle » – des vols et des agressions y ont été constatés, mais également des ratonnades de la part d’habitants extérieurs au campement. Devenue omniprésente, la présence policière produit des effets dissuasifs à l’égard des migrants, surtout lorsqu’elle se transforme en harcèlement à leur encontre, voire en matraquage, selon des pratiques qui, bien que filmées et connues de tous, ne donnent lieu à aucune remise en cause.
« On souhaite offrir un temps de répit dans des conditions stables et rassurantes »
La méthode de l’éloignement tous azimuts s’inscrit dans ce sillage. Pour faire disparaître la « jungle », le gouvernement se donne comme objectif d’en faire partir les occupants. De manière volontaire ou par la force. C’est ainsi que les interpellations et les placements en rétention se multiplient (lire notre article). En deux semaines, plusieurs centaines de personnes – près de 600 selon la Cimade – ont été envoyées au quatre coins de la France afin d’y être enfermées.
La manœuvre est inique : originaires pour la plupart d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, d’Érythrée, du Soudan et de Syrie, les étrangers visés sont majoritairement inexpulsables car ils viennent de pays instables, en guerre ou dans lesquels la répression fait rage. La France les enferme tout en sachant que la reconduite à la frontière – censée justifier le maintien en rétention – n’a aucune chance d’être exécutée. De fait, quand ils ne sont pas libérés par les juges, c’est le représentant du Pas-de-Calais qui s’en charge, ce qui a conduit le Syndicat de la magistrature à dénoncer un « détournement manifeste de procédure ». « Le ministre de l’intérieur s’est lancé dans une vaste opération de dispersion des migrants rassemblés dans la région de Calais dont la présence, décidément trop visible, signe l’implosion d’un dispositif d’asile conçu pour dissuader au lieu d’accueillir », affirme-t-il dans un communiqué. Les associations assurant l’accompagnement juridique des étrangers en rétention accusent l’État d’organiser leturnover en libérant des places pour éparpiller le plus d’exilés possible.
L’autre stratégie est toute nouvelle et se veut exceptionnelle, hors du droit commun. Elle consiste également à éloigner les exilés de Calais, mais sans les priver de liberté. En plus des 2 000 places proposées loin de la ville à celles et ceux qui acceptent de demander l’asile en France (voir l’affichette ci-contre), des« maraudes sociales » sont organisées dans la « jungle » pour convaincre « toutes les personnes qui le souhaitent » de bénéficier d’un mois d’hébergement… pourvu qu’elles quittent la région. Les conditions sont minimales : renoncer à aller en Grande-Bretagne, selon la préfecture du Pas-de-Calais, ce qui correspond à une promesse en l’air sans contenu juridique.
« On souhaite offrir un temps de répit dans des conditions stables et rassurantes, a affirmé le ministre de l’intérieur lors de sa visite à Calais, pour que chacun puisse reconsidérer son projet. » Quelque 850 migrants auraient accepté de quitter la ville depuis le 27 octobre, pour être « mis à l’abri » temporairement (le financement est à la charge de l’État). Certains se retrouvent à Istres dans les Bouches-du-Rhône, d’autres à La Guerche-de-Bretagne en Ille-et-Vilaine. Partout en France, les préfectures se mobilisent pour convaincre les maires d’accepter cette nouvelle requête après leur avoir demandé de trouver des hébergements pour les 30 000 demandeurs d’asile syriens et érythréens (sur deux ans) répartis à partir des hotspots grecs et italiens dans le cadre du plan européen.
À Médecins du monde, Jean-François Corty considère comme une avancée la mise en place de tels « centres de répit » où les personnes ont la possibilité « de souffler et de se poser » hors de la boue et des intempéries. « L’État a repris l’idée que nous avions proposée avec d’autres lieux de premier accueil », indique-t-il tout en s’interrogeant sur la suite que les pouvoirs publics vont donner à ce dispositif.