A la frontière avec la Turquie, des migrants enrôlés de force par la police grecque pour refouler d’autres migrants
Une enquête du « Monde » et de « Lighthouse Reports », « Der Spiegel », « ARD Report München » et « The Guardian » montre que la police grecque utilise des migrants pour renvoyer les nouveaux arrivants en Turquie.
Dans le village de Neo Cheimonio, situé à dix minutes de l’Evros, le fleuve qui sépare la Grèce et la Turquie, les refoulements de réfugiés, une pratique contraire au droit international, sont un secret de polichinelle. A l’heure de pointe, au café, les habitants, la cinquantaine bien passée, évoquent la reprise des flux migratoires. « Chaque jour, nous empêchons l’entrée illégale de 900 personnes », a affirmé, le 18 juin, le ministre grec de la protection civile, Takis Theodorikakos, expliquant l’augmentation de la pression migratoire exercée par Ankara.
« Mais nous ne voyons pas les migrants. Ils sont enfermés, sauf ceux qui travaillent pour la police », lance un retraité. Son acolyte ajoute : « Eux vivent dans les conteneurs du commissariat et peuvent aller et venir. Tu les rencontres à la rivière, où ils travaillent, ou à la tombée de la nuit lorsqu’ils vont faire des courses. » Ces nouvelles « recrues » de la police grecque ont remplacé les fermiers et les pêcheurs qui barraient eux-mêmes la route, il y a quelques années, à ceux qu’ils nomment « les clandestins ».
« Esclaves » de la police grecque
D’après les ONG Human Rights Watch ou Josoor, cette tendance revient souvent depuis 2020 dans les témoignages des victimes de pushbacks (les refoulements illégaux de migrants). A la suite des tensions à la frontière en mars 2020, lorsque Ankara avait menacé de laisser passer des milliers de migrants en Europe, les autorités grecques auraient intensifié le recours à cette pratique pour éviter que leurs troupes ne s’approchent trop dangereusement du territoire turc, confirment trois policiers postés à la frontière. Ce travail forcé des migrants « bénéficie d’un soutien politique. Aucun policier n’agirait seul », renchérit un gradé.
Athènes a toujours démenti avoir recours aux refoulements illégaux de réfugiés. Contacté par Le Monde et ses partenaires, le ministère grec de la protection civile n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Au cours des derniers mois, Le Monde et ses partenaires de Lighthouse Reports – Der Spiegel, ARD Report München et The Guardian, avec l’aide de la page Facebook « Consolidated Rescue Group » – ont pu interviewer six migrants qui ont raconté avoir été les « esclaves » de la police grecque, contraints d’effectuer des opérations de pushback secrètes et violentes. En échange, ces petites mains de la politique migratoire grecque se sont vu promettre un permis de séjour d’un mois leur permettant d’organiser la poursuite de leur voyage vers le nord de l’Europe.
Au fil des interviews se dessine un mode opératoire commun à ces renvois. Après leur arrestation à la frontière, les migrants sont incarcérés plusieurs heures ou plusieurs jours dans un des commissariats. Ils sont ensuite transportés dans des camions en direction de l’Evros, où les « esclaves » les attendent en toute discrétion. « Les policiers m’ont dit de porter une cagoule pour ne pas être reconnu », avance Saber, soumis à ce travail forcé en 2020. Enfin, les exilés sont renvoyés vers la Turquie par groupes de dix dans des bateaux pneumatiques conduits par les « esclaves ».
Racket, passage à tabac des migrants
Le procédé n’est pas sans violence : tous confirment les passages à tabac des migrants par la police grecque, le racket, la confiscation de leur téléphone portable, les fouilles corporelles, les mises à nu.
Dans cette zone militarisée, à laquelle journalistes, humanitaires et avocats n’ont pas accès, nous avons pu identifier six points d’expulsion forcée au niveau de la rivière, grâce au partage des localisations par l’un des migrants travaillant aux côtés des forces de l’ordre grecques. Trois autres ont aussi fourni des photos prises à l’intérieur de commissariats de police. Des clichés dont nous avons pu vérifier l’authenticité et la localisation.
A Neo Cheimonio, les « esclaves » ont fini par faire partie du paysage. « Ils viennent la nuit, lorsqu’ils ont fini de renvoyer en Turquie les migrants. Certains restent plusieurs mois et deviennent chefs », rapporte un commerçant de la bourgade.
L’un de ces leaders, un Syrien surnommé « Mike », a tissé des liens privilégiés avec les policiers et appris quelques rudiments de grec. « Son visage n’est pas facile à oublier. Il est passé faire des emplettes il y a environ cinq jours », note le négociant.
Mike, mâchoire carrée, coupe militaire et casque de combattant spartiate tatoué sur le biceps droit, a été identifié par trois anciens « esclaves » comme leur supérieur direct. D’après nos informations, cet homme originaire de la région de Homs serait connu des services de police syriens pour des faits de trafic d’essence et d’être humains. Tout comme son frère, condamné en 2009 pour homicide volontaire.
En contact avec un passeur basé à Istanbul, l’homme recruterait ses serviteurs, en leur faisant croire qu’il les aidera à rester en Grèce en échange d’environ 5 000 euros, selon le récit qu’en fait Farhad, un Syrien qui a vite déchanté en apprenant qu’il devrait expulser des compatriotes en Turquie. « L’accord était que nous resterions une semaine dans le poste de police pour ensuite continuer notre voyage jusqu’à Athènes. Quand on m’a annoncé que je devais effectuer les refoulements, j’ai précisé que je ne savais pas conduire le bateau. Mike m’a répondu que, si je n’acceptais pas, je perdrais tout mon argent et que je risquerais de disparaître à mon retour à Istanbul », glisse le jeune homme.
Les anciens affidés de Mike se souviennent de sa violence. « Mike frappait les réfugiés et il nous disait de faire de même pour que les commandos [unité d’élite de la police grecque] soient contents de nous », confie Hussam, un Syrien de 26 ans.
De 70 à 100 refoulements par jour
Saber, Hussam ou Farhad affirment avoir renvoyé entre 70 et 100 personnes par jour en Turquie et avoir été témoins d’accidents qui auraient pu mal tourner. Comme ce jour où un enfant est tombé dans le fleuve et a été réanimé de justesse côté turc… Au bout de quarante-cinq jours, Hussam a reçu un titre de séjour temporaire que nous avons retrouvé dans les fichiers de la police grecque. Théoriquement prévu pour la Grèce, ce document lui a permis de partir s’installer dans un autre pays européen.
Sur l’une des photos que nous avons pu nous procurer, Mike prend la pose en treillis, devant un mobile-home, dont nous avons pu confirmer la présence dans l’enceinte du commissariat de Neo Cheimonio. Sur les réseaux sociaux, l’homme affiche un tout autre visage, bien loin de ses attitudes martiales. Tout sourire dans les bras de sa compagne, une Française, en compagnie de ses enfants ou goguenard au volant de sa voiture. C’est en France qu’il a élu domicile, sans éveiller les soupçons des autorités françaises sur ses activités en Grèce.
Le Monde et ses partenaires ont repéré deux autres postes de police où cette pratique a été adoptée. A Tychero, village d’environ 2 000 habitants, c’est dans le commissariat, une bâtisse qui ressemble à une étable, que Basel, Saber et Suleiman ont été soumis au même régime.
C’est par désespoir, après neuf refoulements par les autorités grecques, que Basel avait accepté la proposition de « collaboration » faite par un policier grec, « parce qu’il parlait bien anglais ». Apparaissant sur une photographie prise dans le poste de police de Tychero et partagée sur Facebook par un de ses collègues, cet officier est mentionné par deux migrants comme leur recruteur. Lors de notre passage dans ce commissariat, le 22 juin, il était présent.
Basel soutient que les policiers l’encourageaient à se servir parmi les biens volés aux réfugiés. Le temps de sa mission, il était enfermé avec les autres « esclaves » dans une chambre cachée dans une partie du bâtiment qui ne communique pas avec les bureaux du commissariat, uniquement accessible par une porte arrière donnant sur la voie ferrée. Après quatre-vingts jours, Basel a obtenu son sésame, son document de séjour qu’il a gardé, malgré les mauvais souvenirs et les remords. « J’étais un réfugié fuyant la guerre et, tout à coup, je suis devenu un bourreau pour d’autres exilés, avoue-t-il. Mais j’étais obligé, j’étais devenu leur esclave. »
Une enquête réalisée avec Bashar Deeb, Klaas van Dijken, Jack Sapoch (« Lighthouse Reports ») et Mohannad Al-Najjar (« Der Spiegel »)