«Jungle» de Calais: l’Etat trie les mineurs à la va-vite
Alors que les départs en bus des exilés de la « jungle » de Calais se sont poursuivis mardi 25 octobre, les ONG dénoncent l’accueil réservé aux mineurs isolés et la sélection arbitraire qui est effectuée par l’administration. Les avocats, interdits d’accès à la zone, ont manifesté leur exaspération.
Calais, de notre envoyée spéciale.- Dans la nuit de mardi 25 à mercredi 26 octobre, alors que les grandes manœuvres de l’État ont commencé depuis 48 heures pour « mettre à l’abri » les 6 000 à 8 000 migrants vivant dans le bidonville, des centaines de mineurs isolés ont encore été abandonnés à leur sort dans la « jungle ». Selon les chiffres officiels, à la fin de la deuxième journée d’évacuation, 3 242 adultes au total étaient montés dans les bus et 772 moins de 18 ans (sur près de 1 300) avaient rejoint les containers du centre d’accueil provisoire (CAP) à proximité de la lande, dans l’attente de l’instruction de leur dossier.
Les destructions de tentes et de cabanes ayant commencé, certains mineurs se sont retrouvés sans toit et se sont réfugiés dans les mosquées, selon les informations de la Cabane juridique. « Il n’est pas acceptable que les démolitions débutent alors que des enfants sont toujours sur le camp », a critiqué l’Unicef UK.
La journée de mardi a mal commencé pour eux. Devant les grilles du vaste hangar, situé à 500 mètres du campement et transformé pour l’occasion en bureau d’orientation et de départ des bus, une centaine d’adolescents ont été repoussés violemment par les CRS alors qu’ils tentaient de se rendre en tête de la file d’attente, où ils ont pourtant un accès prioritaire. Plus tard, Médecins du monde (MDM), faisant état de « confusion » et de « stress », a constaté que la situation ne s’était pas arrangée : « 300 mineurs attendent dans le froid devant le hangar » sans avoir « ce qu’il se passe ». Sur son compte Twitter, l’ONG relaye l’inquiétude de « nombreux enfants, très jeunes » : « Je ne sais pas où aller. Comment je fais pour prendre un bus ? Mon oncle est en Angleterre. »
Comme Mediapart a pu le constater, depuis le début de l’opération, la plupart des enfants dans la file, traînant leur bagage à roulettes ou munis d’un simple sac à dos, ont l’air perdu. Ils ont compris qu’il fallait avoir de la famille en Grande-Bretagne pour espérer s’y rendre légalement (en vertu de la réglementation de Dublin qui autorise les mineurs – uniquement – à déposer une demande d’asile dans le pays de l’Union européenne dans lequel ils ont des proches), mais ne savent pas qu’il est indispensable de produire des preuves.
Dès le début d’après-midi, la tension monte d’un cran. Médecins sans frontières (MSF) tire la sonnette d’alarme sur son compte Twitter : « La distinction mineurs/majeurs se fait désormais au faciès devant le hangar. Où sont les entretiens et les recours promis ? » « C’est une sélection au faciès qui n’est pas acceptable » et qui aboutit à l’exclusion d’« un tiers » des personnes se présentant comme mineures, indique Franck Esnée, le chef de mission pour la France.
Un tel “tri” n’est « pas légal, rappelle-t-il, dès l’instant où toute personne se déclarant mineure a droit à un entretien ». « Nous cessons d’orienter les mineurs vers le dispositif », affirme-t-il aussitôt. MDM confirme à son tour une « gestion au faciès devant le hangar ». « Si vous voyez des enfants, vous me les envoyez, les grands gaillards c’est pas la peine », entend l’ONG à proximité des grilles. Lundi, Mediapart, comme Le Monde, ont observé des scènes analogues, où les uns et les autres étaient expédiés à la va-vite en fonction de leur âge supposé.
Cette proportion d’un tiers de personnes refoulées est confirmée par une source du ministère de l’intérieur, citée par 20 minutes. « C’est un tri qui se fait sur des critères d’évidence, en restant large », reconnaît un représentant de l’État sur place. Interrogée par l’AFP, la préfète du Pas-de-Calais Fabienne Buccio affirme qu’« à l’entrée du sas, une association ayant compétence en la matière est en charge de faire entrer les mineurs » et « écarte ceux qui sont manifestement majeurs, c’est-à-dire qui dépassent d’évidence et de plusieurs années l’âge de la majorité ».
Ce n’est pas ce dispositif qui avait été présenté aux journalistes dimanche soir. Il avait alors été dit que quiconque se présentant à l’extérieur comme mineur pourrait emprunter la file prévue pour les moins de 18 ans. Un premier enregistrement, sous une tente bleue, effectué par des agents des l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), devait déterminer s’il y avait des doutes sur la minorité. Dans ce cas, un entretien devait être effectué, dans une seconde tente, jaune celle-ci, par un représentant du Home Office britannique et un représentant de France terre d’asile. La personne ne risquait d’être envoyée en CAO (et donc de devoir renoncer à la Grande-Bretagne) que si les deux officiels contestaient son âge. Un recours serait possible, nous avait-on assuré.
À l’intérieur des tentes, d’autres types de difficultés ont été soulevés. Dans son blog Passeurs d’hospitalités, l’activiste Philippe Wannesson indique que les entretiens officiels durent « moins de cinq minutes ». Or les cadres légaux entourant la procédure de détermination de la minorité sont stricts, un coup d’œil et quelques questions ne suffisent pas.
À 16 heures, constatait MDM, les autorités refoulaient l’ensemble des mineurs isolés présents devant le hangar. « Une nuit de plus sans prise en charge », déplorait l’ONG. De son côté, France terre d’asile, l’association mandatée par l’État pour « accompagner » les mineurs, reconnaît en filigrane la sélection à l’entrée. « Aucun tri, si ce n’est d’écarter les quelques manifestement majeurs qui partent en CAO », affirme son directeur Pierre Henry.
Le Gisti quant à lui s’inquiète pour l’après. Lorsqu’ils auront passé un temps indéterminé dans les containers calaisiens, les mineurs qui ne seront pas autorisés à se rendre en Grande-Bretagne devraient être dispersés, comme les majeurs, partout en France, dans des structures adaptées à leur âge, des sortes de CAO pour mineurs. « Au motif d’une urgence que seule l’incurie des services de l’État et du département a provoquée, il est maintenant question d’envoyer un millier de mineurs dans des centres ouverts dans l’urgence, en dehors du dispositif prévu par les textes, sans agrément des départements, avec un encadrement éducatif au rabais », indique cette association de défense des droits des étrangers, qui a pu consulter l’ébauche de cahier des charges présentée par les ministères de l’intérieur, du logement et de la justice.
« Les équipes de ces centres pourront procéder à une évaluation sociale de l’isolement et de la minorité en dehors de tout cadre légal puisque ces jeunes ne seront, à ce stade, ni confiés aux services de l’aide sociale à l’enfance d’un département ni signalés à l’autorité judiciaire. Ceux déclarés majeurs seront renvoyés dans des centres pour adultes, sans autre forme de procès », s’inquiète le Gisti. « Les autres, dans l’attente d’une hypothétique prise en charge par un département et un nouveau transfert, seront “sensibilisés à l’apprentissage du français” et se verront “proposer des animations éducatives”, une manière de dire qu’ils seront privés de scolarisation », poursuit l’association.
« Comme tous les dispositifs de mise à l’abri temporaire de mineurs isolés créés ces dernières années, celui-ci constituera une relégation en marge du dispositif du droit commun de la protection de l’enfance. Et on peut craindre qu’à dix-huit ans, alors qu’ils n’auront été ni pris charge par l’aide sociale à l’enfance ni scolarisés, ce ne soit vers des centres de rétention administrative qu’ils soient dirigés », conclut le Gisti.
« Vous voyez comme on nous traite ici. Pourquoi voudrions-nous rester en France ? »
Cette deuxième journée a été tout aussi difficile pour les femmes du bidonville, parmi lesquelles beaucoup refusent catégoriquement de monter dans les bus. Plus que jamais déterminées à aller en Angleterre, elles ont organisé une manifestation dans l’après-midi. « S’il vous plaît l’Angleterre, aidez toutes les femmes », ont-elles écrit sur des panneaux tendus en direction des journalistes. « Mineures, majeures. Nous sommes toutes les mêmes. Nous sommes des femmes. Où sont les droits humains ? », lançait l’une d’entre elles.
Une Soudanaise rencontrée lundi soir sur la lande avec son groupe de copines nous demandait si elle avait le droit de rejoindre la Grande-Bretagne parce qu’elle était enceinte. Aucune d’entre elles n’avait l’intention de monter dans les bus. « Vous voyez comme on nous traite ici. Pourquoi voudrions-nous rester en France ? », disait-elle. « J’ai mon mari là-bas, je dois le retrouver », affirmait une autre.
Les avocats, enfin, ont fait savoir leur mécontentement. En raison de l’arrêté pris par la préfète pour restreindre l’accès à la zone du démantèlement et du départ, la plupart d’entre eux sont exclus de l’observation des opérations. L’entrée leur est presque systématiquement refusée, alors qu’ils ont été nombreux à venir dans les jours qui ont précédé, à l’appel du Conseil national du Barreau, pour informer les migrants sur leurs droits. L’évacuation « ne peut se faire en dehors du droit », s’indigne le Syndicat des avocats de France (Saf) dans un communiqué soutenu par l’association des Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE).
« Les avocats pourtant présents dès avant le 24 octobre à Calais pour assister les exilés dans leurs démarches n’ont pas pu entrer dans le bidonville. Les avocats ont formé une demande d’accréditation auprès de la sous-préfecture. Certains n’ont jamais eu de réponse, d’autres ont reçu une notification officielle de refus le 24 octobre au soir », indique l’association. « Du fait de la création d’une zone de sécurité, les avocats n’ont donc aucun moyen d’accès au bidonville ni au hangar dit “SAS”, ni au camp “Jules-Ferry”, et par conséquent aux exilés », regrette-t-elle, avant de rappeler que « toute personne, même en situation irrégulière sur le territoire national, doit disposer d’un accès au droit ». « Nous exigeons que les avocats, présents sur le site de la “jungle” de Calais, puissent exercer leurs fonctions de défenseurs et soient immédiatement autorisés à pénétrer dans le camp sur simple présentation de leur carte professionnelle », insiste-t-elle.
Si les journalistes ont été accrédités en masse (plus de 700), il semble que la sélection ait été nettement plus drastique pour les associations : des délégations d’Emmaüs France et de Human Rights Watch ont ainsi été empêchées d’entrer sur la zone alors qu’elles se présentaient le premier jour, comme le rapporte le blog de Passeurs d’hospitalités.
Des équipes du Contrôleur général des lieux de privation de liberté et du Défenseur des enfants sont sur place, y compris dans le hangar, à l’abri des regards. Leurs conclusions sont particulièrement attendues.