« Quand on a la situation qu’ont les migrants, faut tout accepter » // Libération, 03.05.2015

http://www.liberation.fr/politiques/2015/05/03/quand-on-a-la-situation-qu-ont-les-migrants-faut-tout-accepter_1287088

Haydée SABÉRAN Lille, de notre correspondante 3 mai 2015 à 19:46

751096-france-rights-immigrationLa «nouvelle jungle» de Calais, le 3 avril 2015. (Photo Denis Charlet.AFP)

 

«Libération» s’est procuré un enregistrement qui révèle comment des gendarmes ont rabroué des clandestins venus porter plainte contre des policiers pour agression à Calais.

«Dans leur pays, ils oseraient dire que la police les a cognés ?» Cette phrase d’un gendarme de Norrent-Fontes (Pas-de-Calais) a laissé sans voix Clémence Gautier, la juriste de Plateforme de services aux migrants de Calais. Ce 24 juin 2014, elle accompagnait des exilés érythréens qui venaient déposer plainte pour coups et blessures contre la police et un chauffeur de camion. Elle a enregistré plusieurs minutes d’un dialogue édifiant, dont elle a livré l’enregistrement audio à Libération.

L’affaire commence à Norrent-Fontes, village en bordure de l’A26, près de la dernière aire d’autoroute avant Calais, dans la nuit du 22 au 23 juin. Ici, comme sur presque toutes les aires de la région qui mènent vers cette ville, chaque nuit, des migrants grimpent dans des poids lourds pour tenter de rejoindre l’Angleterre. Ceux qui échouent se font cueillir au port par les vigiles, par la police française ou par l’immigration britannique.

«Matraque». Cette nuit-là, la police – «ils avaient un uniforme bleu, sur lequel était écrit « police »», précisent des migrants – ouvre un camion, découvre une vingtaine d’hommes, de femmes et d’adolescents, et ça tourne mal. «Tout le monde est sorti, et j’étais le dernier, raconte Matias, 16 ans, au téléphone depuis l’Angleterre, où il a réussi à passer un mois plus tard dans un camion frigorifique. J’ai mis plus de temps que les autres à sortir. Alors, le chauffeur m’a frappé, plusieurs fois. Ma bouche et mon nez se sont mis à saigner. La police regardait et ne disait rien.» Un certificat médical confirme le nez tuméfié, le sang, la lèvre ouverte. Ermiyas, érythréen lui aussi, raconte la suite, dans un témoignage recueilli par un bénévole : «Ils nous ont fait asseoir. Deux camionnettes et deux ou trois autos de police sont arrivées. Les femmes sont montées dans une camionnette qui est partie. [Nous, les hommes, avons été conduits] hors de la ville, sur un terrain sans éclairage. Les policiers nous ont fait descendre un à un. […] Les six, dont une femme, criaient et nous frappaient de leur matraque, leurs poings et leurs pieds. Une fois la personne frappée, ils lui faisaient signe de partir. Les policiers sentaient l’alcool et ne parlaient pas anglais.»

Les migrants se réfugient alors dans la «jungle», puis rentrent à Norrent-Fontes et racontent au reste du groupe. Les bénévoles présents les convainquent de porter plainte. «On s’est dit qu’il serait plus simple de s’adresser à la gendarmerie de Norrent-Fontes qu’à la police de Calais»,dit Clémence Gautier.

«Excusable».Fille de policier, elle pousse la porte de la gendarmerie en confiance. Mais le dialogue tourne au vinaigre. Les gendarmes dissuadent les migrants de déposer plainte en mettant en avant le risque de se retrouver en centre de rétention. Ils minimisent les faits. Alors, la juriste appuie sur le bouton «play» de son smartphone. Le commandant : «Le gars qui en a marre de les trouver dans son camion, il fait quoi, il dit merci ? Faut se mettre à sa place, aussi. Après, je ne pardonne pas le geste, hein. […]. Mais il y a des règles à respecter, point barre ! Maintenant, ils viennent dire : « Ouais, mais il m’a frappé ! » Certes, ça ne se fait pas. Mais on va aller jusqu’où comme ça ? Bientôt, ils vont venir s’installer là, et puis on va devoir leur dire merci ? […] Moi, je suis le commandant de la brigade. […] Je me rends bien compte que c’est des gens qui sont dans la misère, je suis sûr qu’ils seraient sûrement mieux chez eux que de devoir traverser tout ce qu’ils traversent, mais quand on a la situation qu’ils ont, ben, faut tout accepter, malheureusement. Ça fait partie de la chose. […] Je ne dis pas qu’ils doivent tout encaisser tout le temps, mais il faut savoir faire le canard à certains moments. Ils prennent un risque en montant. Parce qu’ils montent quand même en commettant une effraction. Le propriétaire du camion, quand il veut faire remplacer sa bâche ou la faire recoudre, qui c’est qui paie ? C’est l’assurance ! Pour qui ? Pour ces gens-là !»

Un autre gendarme : «Le chauffeur, il est presque excusable d’avoir tapé sur un migrant, le mec, il…»

La juriste : «Ah non, hein ! Je ne suis pas d’accord.»

Un gendarme : «Le gars il est excédé, il en a marre.»

La juriste : «Il est excédé, mais il n’a pas d’excuse ! Je comprends qu’il soit énervé, mais je ne tolère absolument pas les coups et blessures. Ce n’est pas normal, absolument pas, en aucun cas […].»

Le commandant : «Bon, vous donnez les noms, et puis vous expliquez sommairement les faits, qu’ils sont montés dans le camion, que le chauffeur les a descendus, et puis voilà. Comme ça, tout le monde sera content, les faits seront dénoncés. Et eux, ils dormiront où ils veulent ce soir [sous-entendu : pas en centre de rétention, ndlr] […].»

Un gendarme : «Je ne veux pas vous porter la poisse. Attendez-vous à des retombées quand même, hein. Après, hein.»

La juriste : «De quel style ?»

Un gendarme : «Ben, vous allez avoir du gendarme et du policier sur le parking et aux environs à gogo, ça, je peux vous le garantir. Enfin, moi, je le vois comme ça, hein.»

Selon les bénévoles, les migrants se sont plaints que sur l’aire de Norrent-Fontes, dans les jours qui ont suivi, de nombreux gendarmes se sont relayés. Puis la surveillance s’est relâchée.

Le commandant : «Bon, on va relater sur dix-quinze lignes ce qu’on vous a rapporté. Forcément, le destinataire de votre procédure, c’est le procureur de la République. Il va voir arriver ça, il va dire bon… Ils sont quand même…»

Un autre gendarme : «…ils sont gonflés, les mecs.»

Le commandant : «…gonflés de venir signaler telle chose alors que…»

Les migrants qui se plaignaient de violences sont passés en Angleterre depuis. Alertée par Libération jeudi, la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, a assuré que la gendarmerie ferait «les recherches nécessaires» sur cet épisode. «Toute personne qui vient porter plainte a le droit d’être entendue, c’est la loi», poursuit la préfète. Une enquête a été confiée à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale.

Par Haydée Sabéran, Correspondante à Lille