Dans le centre de détention d’Abou Slim à Tripoli, en 2017. Photo Guillaume Binet. Myop
Plusieurs organisations de défense des droits humains s’associent pour déposer ce jeudi des recours en justice contre la livraison de six bateaux par le ministère des Armées aux gardes-côtes libyens.
- Migrants en Libye : huit ONG traînent la France au tribunal
La France complice des exactions commises en Libye contre les exilés ? Amnesty International, Médecin sans frontières et six autres ONG estiment en avoir la preuve, fournie par le ministère des Armées français lui-même. Le 21 février dernier, la porte-parole du ministère annonçait la livraison prochaine de six embarcations à la Libye. La décision avait été actée quelques jours plus tôt, lors d’une rencontre entre Florence Parly et Faïez el-Sarraj, le chef du gouvernement d’union nationale, en marge de la conférence de Munich sur la sécurité. Ces embarcations doivent aider Tripoli à lutter contre l’immigration illégale, avait alors indiqué l’exécutif français.
Huit ONG déposent ce jeudi devant le tribunal administratif de Paris des recours pour s’opposer à ces livraisons destinées aux gardes-côtes libyens. «Aller en justice est un acte important car il permet à la fois de demander au gouvernement de justifier cette livraison de bateaux et d’en demander la suspension», argumente Lola Schulmann, chargée de plaidoyer sur la question des réfugiés à Amnesty.
En Libye, où les migrants interceptés sont reconduits, les mauvais traitements sont généralisés dans les centres de rétention officiels et clandestins, rappellent les ONG (lire ci-contre). Une source gouvernementale assurait mercredi que «l’accord [était] conclu avec la marine, qui lutte contre tous types de trafics, pas avec les gardes-côtes».
Absence de solidarité
Aucun n’a encore été transféré. Les deux premiers le seront en juin, gratuitement comme les quatre autres. Le ministère les a acquis auprès du fabricant, l’entreprise Sillinger, qui équipe aussi des forces spéciales. Il s’agirait de modèles 1200 Rafale, des bateaux de presque 12 mètres, très rapides, pouvant embarquer jusqu’à 25 personnes. Selon les informations données par Sillinger sur son site internet, des supports pour mitrailleuses à l’avant et à l’arrière sont disponibles en option. Ce qui inquiète les ONG. «Si la France avait voulu donner des bateaux pour faire du sauvetage en mer, elle aurait fourni d’autres types de bateaux. Sur le site de Sillinger, on voit bien qu’il y a des bateaux spéciaux pour le sauvetage en mer», remarque Lola Schulmann.
«Ces bateaux sont les symboles de l’externalisation des frontières européennes», poursuit-elle. Si les responsables politiques réfutent le terme, les navires cédés à la Libye semblent effectivement en être une énième étape. En 2016, un accord controversé entre l’Union européenne et Ankara a été conclu dans le but de renvoyer vers la Turquie les migrants foulant les îles grecques. La Turquie étant alors considérée comme un «pays tiers sûr» et pouvait traiter de ce fait les demandes d’asile selon des standards jugés acceptables par l’UE.
Un an plus tard, Rome a signé un accord migratoire directement avec Tripoli afin de limiter les arrivées sur son sol, en échange d’un soutien financier et technique. Que l’Italie soit le premier pays européen à avoir conclu un tel contrat avec la Libye n’a rien de surprenant. L’absence de solidarité entre Etats membres sur le dossier migratoire – caractérisée par le règlement Dublin II selon lequel le pays responsable de l’instruction d’une demande d’asile est le premier Etat européen dans lequel la personne cherchant une protection a laissé ses empreintes – a laissé la Botte en première ligne.
Le 6 août 2018, sur fond de fermeture des ports siciliens aux navires humanitaires, le Parlement italien, dominé par l’extrême droite et les populistes, a ainsi voté la cession de 10 Zodiac et de 2 navires aux Libyens, à des fins de lutte contre l’immigration clandestine. Un mois plus tôt, le 28 juin, l’Union européenne avait reconnu Tripoli responsable des opérations de secours en mer entre ses côtes et celles du sud de l’Europe, qui relevaient jusque-là des Italiens. Et tant pis si selon un rapport de 2016 de Frontex, l’agence officielle européenne de gardes-côtes et gardes-frontières, donc peu soupçonnable de militantisme, «des membres des autorités locales de Libye sont impliqués dans des activités de contrebande». Le document faisait également état de témoignages selon lesquels certains passeurs portaient des uniformes libyens, rappelle Politico. Un rapport de l’ONU datant de décembre va dans le même sens.
«La France ne peut pas appuyer les gardes-côtes libyens sans garantie sur le traitement des personnes», critique Lionel Crusoé, l’avocat qui porte les recours des ONG. Il rappelle que l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme oblige les signataires à ne pas exposer, même indirectement, des personnes à des traitements inhumains ou dégradants. Les organisations invoquent aussi le droit d’asile à l’appui de leur requête : en fournissant du matériel aux gardes-côtes libyens, la France rend possible le refoulement des exilés, sans même qu’ils aient pu déposer leur demande d’asile. La Libye n’étant en outre pas signataire de la convention de Genève, elle n’est «pas du tout en capacité d’accueillir des personnes en recherche de protection», selon Lola Schulmann .
Effroi
Il y a enfin la question de l’embargo sur les armes à destination de la Libye. Instauré en 2011 par le Conseil de sécurité de l’ONU, il n’a pas été levé depuis. Il existe bien des dérogations, notamment pour le «matériel militaire non létal destiné exclusivement à un usage humanitaire ou de protection», mais pour les huit organisations, la lutte contre l’immigration illégale n’entre pas dans ce cadre. Elles rappellent que l’UE a aussi décrété en 2015 un embargo sur la Libye prohibant tout transfert des «équipements susceptibles d’être utilisés à des fins de répression interne». Pour Aymeric Elluin, d’Amnesty, c’est ici le cas : «Les personnes interceptées en mer sont ensuite envoyées dans les centres de détention où ils font l’objet de répression».
«La France fournit une aide directe pour que ceux qui tentent de fuir l’enfer libyen ne puissent pas atteindre l’Europe. Quand les gardes-côtes interceptent des bateaux, c’est parfois violent, avec des coups de feu, des menaces…» déplore Lola Schulmann. En mars, des migrants secourus en Méditerranée par un pétrolier ravitailleur ont tenté de le détourner pour ne surtout pas débarquer en Libye. Le bateau a finalement été escorté par la marine maltaise jusqu’à La Valette, mais l’affaire illustre bien l’effroi que provoque la perspective du retour en Libye. D’autant que «la situation y est catastrophique, juge Lola Schulmann. E n ce moment, 3 000 migrants sont piégés dans des centres de détention situés à proximité des lieux de conflit». En déplacement en Libye début avril, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, s’est dit «choqué par le niveau de souffrance, et surtout par le niveau de désespoir» qu’il a observé dans un centre de détention pour réfugiés et migrants à Tripoli.