François Gemenne : « Fermer les routes migratoires est absurde et dangereux »

https://www.mediapart.fr/journal/international/240820/francois-gemenne-fermer-les-routes-migratoires-est-absurde-et-dangereux

24 août 2020 Par Nejma Brahim

Face à l’augmentation du nombre de migrants traversant la Manche au départ de la France, les autorités britanniques viennent d’appeler à la rescousse la Royal Navy pour rendre cette route maritime « impraticable ». Le chercheur François Gemenne explique pourquoi chercher à empêcher les migrants de passer ne sert à rien. Pour éviter des morts en mer, il plaide pour la mise en place de voies d’accès « sûres et légales ».

Plus de 4 500 migrants ont traversé la Manche à bord d’embarcations de fortune depuis le début de l’année, selon l’agence anglaise PA Media. C’est le double du total de l’année 2019. Ces deux dernières semaines, ils seraient plus de 1 000 à avoir réussi à rejoindre le Royaume-Uni. Entre Londres et Paris, un « concours sordide de lâcheté politique » s’est installé d’après François Gemenne, chercheur à l’université de Liège et spécialiste des migrations, qui s’apprête à publier l’ouvrage On a tous un ami noir. Pour en finir avec les polémiques stériles sur les migrations (Éditions Fayard). Pour Mediapart, il analyse les conséquences du Brexit, de la crise sanitaire et de la passivité de l’Union européenne sur les départs qui s’organisent depuis Calais.

François Gemenne. © Philippe Baret
François Gemenne. © Philippe Baret

 

Comment expliquer la hausse du nombre des traversées de la Manche par les migrants ces dernières semaines ?L’été est toujours une période où l’on enregistre davantage de traversées, que ce soit dans la Manche ou la Méditerranée, parce que la météo y est plus clémente. C’est un facteur important, car les traversées s’effectuent sur de très petites et frêles embarcations. Ensuite, il y a la surenchère mortifère à laquelle se livre depuis plusieurs semaines Priti Patel, la ministre de l’intérieur britannique, en multipliant les déclarations tapageuses selon lesquelles elle va fermer cette route migratoire. Des députés conservateurs proposent même l’annexion de Calais…

Tout cela renforce l’argument des passeurs selon lequel il faut absolument passer maintenant, parce que la route va bientôt être fermée. Il ne faut jamais oublier que ce sont avant tout les passeurs, et non les migrants, qui décident du moment et des conditions de la traversée, et que c’est un business très rentable pour eux. Priti Patel est complice d’une stratégie marketing très éprouvée : dire aux gens que cela va bientôt s’arrêter pour qu’ils s’y précipitent. Enfin, il y a toujours le blocage complet du dossier « Asile et immigration » au niveau européen. La réforme de la politique d’asile et d’immigration était une des priorités de la Commission européenne, puis la crise du coronavirus a éclipsé ce dossier. Il y a en Europe des milliers de jeunes sans perspectives, qui savent qu’ils seront renvoyés en Grèce ou en Italie – selon les règles de la convention de Dublin – s’ils demandent l’asile ailleurs en Europe, et pour qui l’Angleterre représente la seule porte de sortie. L’inertie des gouvernements européens, qui confine souvent à la lâcheté, doit être pointée du doigt.

Des bateaux utilisés par des migrants stockés au port de Douvres, le 15 août 2020. © AFP
Des bateaux utilisés par des migrants stockés au port de Douvres, le 15 août 2020. © AFP

 

En janvier, vous déclariez que la hausse du nombre des traversées déjà observée était « largement le fait du Brexit ». Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

C’est toujours le cas. Priti Patel a annoncé une vaste réforme de la politique migratoire britannique qui doit entrer en vigueur au 1er janvier 2021. Elle veut mettre en place un système d’immigration à points, qui ne permettrait l’entrée au Royaume-Uni qu’à ceux qui disposent d’un certain niveau de salaire (30 000 euros annuels), de compétences ou de diplôme. C’est une des mesures-clés du Brexit, pour « reprendre le contrôle des frontières du pays », comme ils disent. Certains migrants pensent qu’ils ne pourront jamais entrer quand le nouveau système sera mis en place et essaient donc d’entrer avant.

La crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle un impact sur ces traversées ?

Sans aucun doute. Au printemps, on a vu que les traversées avaient largement ralenti à cause du confinement – en Méditerranée aussi, d’ailleurs. On peut faire l’hypothèse qu’il y a un phénomène de rattrapage qui se produit cet été. Et on peut supposer que le trafic dans le tunnel sous la Manche s’est considérablement réduit, avec des contrôles encore renforcés, ce qui expliquerait aussi cette recrudescence de traversées maritimes.

Un mot sur le traitement médiatique de ce sujet par la BBC et Sky News, qui a fait polémique début août, ces chaînes ayant organisé des directs en mer, à proximité des embarcations de migrants.

Ces équipes de télévision ont filmé les migrants comme s’ils étaient les participants d’un jeu de télé-réalité. Les journalistes – ou animateurs ? – étaient sur des bateaux au large de Douvres, et s’approchaient des canots de migrants pour les interroger. Il y avait une distanciation insupportable entre les équipes de télévision et les migrants dans leur rafiot. Cela crée une déshumanisation des migrants : nous les percevons comme fondamentalement différents de nous, comme s’il s’agissait d’animaux de cirque.

Que penser des tractations entre le Royaume-Uni et la France, qui attendent chacun des efforts de l’autre ?

Depuis le début, on est dans un concours sordide de lâcheté politique, où chacun rejette la responsabilité sur l’autre. Tant que les deux pays seront dans cette logique, il n’y aura pas de solution et les drames continueront. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas de renégociation des accords du Touquet [traité visant à maîtriser les flux migratoires et renforcer les contrôles à la frontière franco-britannique – ndlr], qui me semblent complètement déséquilibrés. Pendant la négociation du Brexit, toute remise en question de ces accords aurait sans doute jeté de l’huile sur le feu, mais maintenant ? Pourquoi n’exige-t-on pas davantage du Royaume-Uni qu’il accepte les mineurs qui ont de la famille sur son territoire ?

Le secrétaire d’État à l’immigration britannique s’est rendu en France il y a deux semaines pour discuter avec les autorités. Peut-on parler d’un coup de pression ?

J’y vois plutôt une opération médiatique, qui cherche à installer un imaginaire de crise migratoire auprès de l’opinion publique britannique. Plus cet imaginaire sera ancré, plus on pourra durcir encore les politiques migratoires. Et plus la crise s’installera. C’est un cercle sans fin.

Dimanche 16 août, l’armée britannique a annoncé déployer du personnel de la Royal Navy pour assister les garde-côtes britanniques. Est-ce vraiment la solution que de rendre cette voie « impraticable », comme cela a été dit ?

Malheureusement, cette surenchère enclenche un cercle vicieux. À chaque fois que l’on ferme une route migratoire, c’est une autre qui s’ouvre ou qui est réactivée, souvent beaucoup plus dangereuse. Tant que Calais restera à 35 kilomètres des côtes anglaises, tant que la politique européenne d’asile et d’immigration sera inexistante, et tant que l’Angleterre restera une destination attractive pour les migrants, il y aura des traversées de Calais vers l’Angleterre.

La ministre de l’intérieur britannique a déclaré, d’après The Guardian, que les migrants venaient en Grande-Bretagne parce qu’ils pensaient que la France était un « pays raciste » où ils avaient peur d’être « torturés ». Une façon de pointer du doigt la politique migratoire française ?

C’est l’hôpital qui se moque de la charité. Depuis des mois, Priti Patel installe au Royaume-Uni un climat anti-migrants, à coups de déclarations outrancières et d’opérations médiatiques. Reste que la situation des migrants en France est honteuse : les conditions d’accueil sont en dessous de tout, et plusieurs institutions ont un problème de racisme structurel. Mais les propos de Priti Patel ont pour seul but de flatter ses électeurs nationalistes.

La situation dans la Manche risque-t-elle de s’aggraver ?

C’était un sujet délicat à aborder tant que le Royaume-Uni était dans l’Union européenne. Mais maintenant que les Britanniques en sont sortis, je ne vois pas ce qui empêche une renégociation pour arriver à un meilleur équilibre. La situation dans la Manche est comparable à celle de la Méditerranée : à court terme, il faut des voies d’accès sûres et légales, et à moyen terme il faut une vraie politique européenne. L’idée d’empêcher ces migrations en fermant des routes migratoires est absurde et dangereuse, car elle entraînera davantage de tragédies encore.

 

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