Droit d’asile : « La France aligne sa jurisprudence sur celle d’autres Etats européens pour expulser des Afghans »

Droit d’asile : « La France aligne sa jurisprudence sur celle d’autres Etats européens pour expulser des Afghans »

tribune du journal Le Monde du 28/11/2020

 

Adam Baczko Chargé de recherche au CNRS, CERI-Sciences Po et  Gilles Dorronsoro,  Professeur de sciences politiques à Paris I-Panthéon-Sorbonne.

La décision prise par la justice française de débouter deux Afghans est irresponsable, affirment les chercheurs Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, car, contrairement aux attendus, la sécurité à Kaboul et dans le reste du pays ne s’est pas améliorée.

Tribune. Jeudi 19 novembre, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a débouté deux Afghans qui demandaient le droit d’asile, arguant que « la violence aveugle prévalant actuellement dans la ville de Kaboul n’est pas telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que chaque civil qui y retourne court, du seul fait de sa présence dans cette ville, un risque réel de menace grave contre sa vie ou sa personne ». La cour appuie notamment sa décision sur le fait qu’il y aurait – dans certaines régions – une amélioration de la sécurité pour les civils entre 2019 et 2020, en citant différents rapports de l’ONU.

Or, l’amélioration marginale de la sécurité en 2020 est principalement due aux négociations entre les talibans et les Etats-Unis. Si l’on considère l’évolution sur les quatre ou cinq dernières années, on observe au contraire une détérioration marquée de la situation avec une possibilité réelle d’effondrement du régime et de prise du pouvoir par les talibans dans les prochaines années. L’opposition armée coupe régulièrement toutes les routes qui partent de la capitale et sa présence est signalée depuis des années dans les faubourgs de la ville.

En réalité, l’Afghanistan reste, avec l’Irak et la Syrie, le théâtre d’un des conflits les plus meurtriers des dernières décennies et les demandeurs d’asile expulsés seront bien évidemment en danger dès leur arrivée à Kaboul. Contrairement à ce qu’allèguent les juges assesseurs, il est indiscutable qu’un habitant de Kaboul court, « du seul fait de sa présence, sur le territoire, un risque réel de subir une menace grave et individuelle ».

Nombreux civils menacés

En effet, les talibans et l’Etat islamique conduisent de manière régulière des attentats-suicides sur des cibles civiles à Kaboul, à l’exemple de l’attaque du 24 octobre contre un centre éducatif qui a fait une trentaine de morts et plus de 70 blessés. Deux jours après la décision de la CNDA, 23 roquettes ont été tirées sur le centre-ville. Bilan : 8 tués et 31 blessés.

On se souvient également de l’attaque (attribuée à l’Etat islamique) contre une maternité qui a fait une vingtaine de morts en mai, essentiellement des mères en couches. Par ailleurs, de nombreux civils sont menacés en raison de leur identité ethnique et religieuse ou de leur soutien au régime en place ou à la coalition internationale. Les fonctionnaires et les personnes qui ont travaillé pour les Occidentaux, par exemple comme gardes de sécurité privés, sont directement visés par l’insurrection.

« Ces nouvelles pratiques juridiques vont créer une population de réfugiés sans statut, marginalisée, avec un coût humain et social dont la société française devra payer le prix »

En outre, les personnes accusées de « corruption morale » (relations amoureuses hors mariage, homosexualité, athéisme, etc.) sont des cibles pour l’insurrection, mais aussi pour les fondamentalistes qui dominent la scène politique. La fuite des habitants menacés vers le Pakistan et l’Iran – très marginalement vers l’Europe – limite certainement le nombre des civils tués dans la capitale afghane et, plus largement, dans le pays.

Par ailleurs, les chiites sont systématiquement éliminés par l’Etat islamique, alors que des populations perçues comme liées au pouvoir, par exemple les Panshiris (dont le plus célèbre était le commandant Massoud), ont été les cibles des talibans lorsque ces derniers étaient au pouvoir.

En contradiction avec nos valeurs

On le voit, le revirement de la CNDA, par son ignorance des faits, est politique : il a pour but d’aligner la jurisprudence française sur celle d’autres Etats de l’Union européenne comme l’Allemagne, la Suède ou la Belgique et de permettre l’expulsion des Afghans qui viennent en France après le rejet de leur demande d’asile dans l’un de ces pays.

Cette décision participe de la remise en cause du droit d’asile depuis les années 1980 car, derrière le sort des Afghans se joue celui des Somaliens, des Darfouris, des Syriens, des Libyens et des Yéménites. Ces nouvelles pratiques juridiques vont créer une population de réfugiés sans statut, marginalisée, avec un coût humain et social dont la société française devra payer le prix.

Par ailleurs, la décision de la CNDA marque l’aboutissement d’une logique d’irresponsabilité par rapport à nos décisions de politiques étrangères et une contradiction criante par rapport aux valeurs dont la France se réclame sur la scène internationale. La situation aujourd’hui désespérée de l’Afghanistan est un effet des politiques désastreuses menées par la coalition depuis 2001.

Corruption et milices armées

Contrairement à d’autres pays, la France n’a jamais tiré le bilan de son intervention afghane, alors même que celui-ci informerait utilement son engagement sur d’autres théâtres d’opérations, en particulier au Sahel. Or, conjointement à nos alliés, nous avons contribué à la consolidation d’une élite politique extraordinairement corrompue et à la multiplication de milices armées.

Par le biais de financements internationaux, la coalition a favorisé de façon décisive l’émergence de milieux urbains occidentalisés dont le mode de vie était en rupture avec le reste de la société. C’est sur l’assurance répétée d’un soutien indéfectible de l’Occident, et notamment de la France – « patrie des droits de l’Homme » –, qu’est née cette société urbaine moderniste, dont les membres, laissés-pour-compte par le retrait occidental, n’ont d’autres recours que de se réfugier en Europe.

Enfin, alors qu’une solution négociée était encore envisageable au début des années 2010, lorsque la présence militaire occidentale permettait de faire pression sur l’insurrection, les ouvertures diplomatiques avec les talibans ont été rejetées au prétexte qu’on ne négocie pas avec des djihadistes. En 2012, le gouvernement français a ainsi mis fin aux « négociations de Chantilly » malgré des résultats prometteurs.

L’attitude irresponsable de Donald Trump – qui a engagé des pourparlers avec les talibans, sans le gouvernement afghan, et après l’annonce d’un retrait complet – n’a peut-être pas été le monopole des Etats-Unis. Nier l’ampleur de la crise actuelle en Afghanistan et notre part de responsabilité dans celle-ci n’est ni justifiable d’un point de vue éthique ni avisé d’un point de vue politique.

Adam Baczko (Chargé de recherche au CNRS, CERI-Sciences Po) et Gilles Dorronsoro (Professeur de sciences politiques à Paris I-Panthéon-Sorbonne)