Des migrants place de la République, sans la République

Des migrants place de la République, sans la République

Par Sébastien Thiéry

POLITISTE ET ÉCRIVAIN

Des centaines d’exilés laissés à la rue après l’évacuation d’un campement en Seine Saint-Denis ont essayé lundi 23 novembre de s’installer place de la République à Paris. Soutenus par des associations et des élus, ils espéraient ainsi se rendre visibles. Ce qui a été visible, c’est la violence de leur évacuation par les forces de l’ordre, suscitant critiques et indignations. Mais combien, parmi les organisateurs de cette action et les indignés de ce matin, ont sincèrement cru à un autre déroulement, à un autre dénouement ?

Au beau milieu de cette grande place parisienne vibrent des allégories : de la République, tout au sommet, rameau d’olivier pour dire la paix main droite, tablette portant inscription « Droits de l’Homme » main gauche ; de la liberté, de l’égalité, de la fraternité un étage plus bas, adossées au piédestal de pierre blanche, protégées par le suffrage universel, lion sculptural tout de bronze dressé, vif et souverain. Sous les yeux de cette assemblée grandiose des bataillons de forces de l’ordre ont hier soir, lundi 23 novembre, expulsé avec la violence que l’on sait des personnes migrantes et des militants ayant installé là, précisément là, un campement.

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Hurlements, coups de matraques, tentes arrachées. Epaisses vapeurs de gaz asphyxiants, corps à corps brutaux, foules compactes malmenées, passages à tabac. Quelques élus, portant écharpes telles des boucliers, bien visibles. Nombre de journalistes, caméras au poing, scrutant les visages à découvert, masculins comme féminins, de gendarmes mobiles survoltés. Dispersions, fuites, nouveaux passages à tabac dans les rues adjacentes. Ce matin, les images en clair obscur tournent à foison, accompagnées du concert d’indignation que l’on sait : « Honte », « Tristesse », « Rage », « Consternation ». En place, les allégories semblent, impassibles, trôner toujours.

Combien, parmi les organisateurs de cette action et les indignés de ce matin, ont sincèrement cru à un autre déroulement, à un autre dénouement ? Que veut dire cette déploration devant des actes aussi prévisibles, devant des forces de l’ordre dont on ne découvre évidemment pas en novembre 2020 le manque d’humanité, devant des pouvoirs publics desquels on n’attend sûrement pas un geste de bonté enfin ? Quel est le sens de cette levée d’indignation unanime ce matin sur les réseaux sociaux, comme s’il s’agissait d’un réveil, comme si cette violence était proprement inouïe ? Le programme policier est absolument connu, inlassablement répété depuis des années, martelé par ses commanditaires, rendu manifeste à chaque occasion, en l’occurence 65 fois à Paris depuis 2015.

On dit filmer la violence pour la dénoncer, on ne fait qu’en promouvoir l’énoncé en colportant les preuves de sa vigueur sans faille. Il est avéré, enregistré, définitivement entériné que les pouvoirs publics ont renoncé à quelque politique d’hospitalité que ce soit, et le clament à la force d’opérations militaires toujours un peu plus spectaculaires. La terreur est un discours en actes qui, grâce aux images qu’elle engendre et qui tournent alors, porte à tout va, aussi loin que possible espère-t-on sans doute en haut lieu. Renoncer à accueillir, c’est dissuader celles et ceux qui sont encore loin de se rapprocher, c’est conseiller celles et ceux qui sont ici de fuir très loin, c’est raconter aux riverains que ces gens-là ne font que causer des problèmes et les dissuader donc qu’ils s’en mêlent. Détruire, expulser, matraquer, c’est évidemment aggraver la détresse, non y répondre, c’est enfoncer les personnes et leur faire entrer dans le crâne qu’il n’y aura pas d’issue. La violence éclatante d’hier soir, place de la République, est une leçon magistrale coorganisée, certes à leurs corps défendant, par celles et ceux qui la déplorent.

Sous tente, à portée de la violence la plus bestiale, ces êtres humains se trouvent encore et toujours surexposés à leur propre effacement.

Mais tout est bien plus faux que cela, et plus grave encore. Les quelques élus présents hier soir en soutien de ce campement de militants davantage que de migrants répétaient l’indiscutable sentence : « Il s’agit de rendre visibles celles et ceux qu’on invisibilise ». Sur la question du visible, l’élu s’y connaît se dit-on, sachant apparaître par exemple lors d’un tel moment médiatique avec l’espoir, à peine masqué, d’un gain d’image. Mais cette sentence indiscutable de professionnel de l’opposition mériterait enfin qu’on la discute jusqu’à s’en passer peut-être. Car ces dits « migrants », qui ne le sont que depuis quelques mois, ne cessent d’être surmédiatisés en tant que pauvres errants, ne cessent d’être exposés aux yeux de tous comme autant de vies nues.

L’opération d’hier n’en finit plus d’alourdir ces images et d’accabler les personnes : sous tente, à portée de la violence la plus bestiale, ces êtres humains se trouvent encore et toujours surexposés à leur propre effacement. Cette manière de « rendre visible » une misère en la faisant coller à la peau de « ces gens-là » prolonge la casse humaine de femmes, d’hommes, d’enfants qui s’avèrent pourtant les rescapés d’une traversée terrible, des rêveurs colossaux inimaginables, des bâtisseurs jusqu’alors inarrêtables.

Cette action « coup de poing » renforce le mensonge à l’endroit d’une humanité prétendument dénuée de tout, qu’il faudrait « prendre en charge » comme on le dit du fardeau, qui exigerait un « devoir d’humanité » comme si cela pouvait nous en coûter. Hier, des personnes extraordinaires ont été placées une nouvelle fois nues sous les yeux de la République, visiblement en position d’humiliés, manifestement dépendantes, par la plainte, de pouvoirs publics qui en nient ouvertement l’humanité.

Peut-être l’immobilité de la République, hier sur place, témoigne-t-elle d’une sidération devant un tel théâtre. Elle n’est évidemment pas « en marche », comme le scandent celles et ceux qui, commanditant une telle violence, en piétinent les principes les plus élémentaires et devraient sur-le-champ être jugés et lourdement condamnés pour violence en bande organisée. Elle n’est cependant pas davantage « debout », pauvres tentes en main, migrants à ses pieds, hurlant à l’État qu’il faut faire quelque chose comme si, dans le fond, l’hospitalité pouvait s’administrer.

La République est absente d’une telle scène où ce qui se joue est parfaitement étranger à ses desseins. Hier soir, comme ce matin, comme tous les jours, elle se trouve rayonnante dans les gestes de celles et ceux qui, sur mer comme sur terre, font l’hospitalité, reconnaissant l’humanité majuscule de ces personnes qui, cherchant refuge parmi nous, bâtissent plus que de raison. La République est cette communauté œuvrante, en pleine possession de ses responsabilités extraordinaires, au travail d’inventer les mondes qui viennent, s’obstinant à construire les lieux, les relations, les langues, les géographies et les histoires mêlées d’un XXIe siècle qui connaît, et connaîtra bien plus encore, des mouvements migratoires sans précédent.

La République est ce mouvement pionnier, comme il l’a toujours été, qui se lève au-devant des plus grands défis politiques de notre temps et qui, ce faisant, doit entraîner les autorités dans son sillage pour que les outils, les moyens, les soutiens lui soient apportés. C’est cette République qu’il nous faudrait savoir rendre manifeste, non au sol sous la menace, mais au-devant, déclassant cette politique de violence définitivement sans avenir. Ce sont les actes bâtisseurs qu’il nous faudrait savoir dresser en haut-lieu, dont il nous faudrait savoir exposer la beauté et la portée à la vue de toutes et tous, désignant ainsi des chemins possibles à ce qui, ce matin, se trouve encore un peu davantage dans l’impasse.

Sébastien Thiéry

POLITISTE ET ÉCRIVAIN, COORDINATEUR DES ACTIONS DU PEROU (PÔLE D’EXPLORATION DES RESSOURCES URBAINES)