Dalloz // Focus sur le délit de solidarité

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[ 21 juin 2018 ] Imprimer

Danièle Lochak est professeure émérite de droit public à l’Université Paris-Nanterre et militante associative de la défense des droits de l’homme. Elle a été en particulier présidente du GISTI. Elle a bien voulu répondre à nos questions sur le « délit de solidarité ».
Qu’est-ce que le « délit de solidarité » ?
Juridiquement, le « délit de solidarité » n’existe pas : ce que la loi vise, c’est l’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger. L’infraction a été créée par le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers et reprise mot pour mot à l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Elle figure aujourd’hui à l’article L. 622-1 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) qui punit le fait d’avoir, « par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger » en France ou dans un autre État de l’espace Schengen. L’expression « délit de solidarité » est utilisée pour pointer le fait que l’infraction a été détournée de sa finalité initiale, à savoir : lutter contre les réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs notamment) qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers. Depuis le milieu des années 1990, en effet, et de façon de plus en plus systématique à mesure que les années passent, elle sert essentiellement à intimider et sanctionner les personnes qui, mues par un sentiment de solidarité, viennent en aide aux migrants en situation irrégulière. En mai 2003 près de 20 000 personnes ont ainsi apposé leur signature au bas d’un « Manifeste des délinquants de la solidarité » ; et en 2009, face à la multiplication des procès, un collectif « Délinquants solidaires » a été créé pour informer sur les poursuites déclenchées et apporter un soutien aux personnes poursuivies, particulièrement nombreuses dans le Calaisis et la vallée de la Roya, désormais aussi dans le Briançonnais. 
Quelles sanctions encourent ceux qui aident des migrants ?
Les sanctions ont été aggravées au fur et à mesure des réformes successives. Le délit énoncé à l’article L. 622-1 peut aujourd’hui valoir jusqu’à cinq ans de prison, et même dix si l’infraction est commise « en bande organisée ». Mais, à côté de ce délit, une multitude d’autres incriminations, sans rapport avec la législation sur l’immigration, sont mobilisées pour dissuader ou punir les personnes qui apportent un secours des migrants : outrage, rébellion, violences à agent public lorsqu’elles tentent de s’interposer face à la police ; infractions au Code de l’urbanisme pour celles qui hébergent des exilés dans des abris érigés sans permis ou ne remplissant pas les normes de sécurité ; entrave à la circulation d’un aéronef lorsque des voyageurs s’indignent des conditions dans lesquelles un étranger est expulsé ; faux et usage de faux pour avoir établi des attestations d’hébergement, etc. L’imagination des parquets est sans limites.  
L’objectif est autant dissuasif que répressif : les menaces de poursuites ne sont pas toujours mises à exécution et les poursuites ne débouchent pas nécessairement sur une condamnation ; mais un non-lieu ou une relaxe intervenant plusieurs semaines, voire plusieurs mois après les faits n’efface pas le trouble dans les conditions d’existence provoqué par une interpellation, parfois brutale, un placement éventuel en garde à vue, des perquisitions au domicile et, le cas échéant, un procès. 
Quelles sont les dernières évolutions législatives du droit français ?
Les évolutions législatives, depuis une vingtaine d’années, ont joué simultanément sur deux tableaux : aggravation des sanctions, d’un côté, comme on l’a rappelé plus haut, extension des immunités de l’autre. L’immunité, réservée au départ aux membres de la famille proche, a été étendue en 2003 aux hypothèses où l’aide apportée par un tiers est nécessaire pour sauvegarder la vie ou l’intégrité physique de l’étranger. La dernière réforme en date est issue de la loi Valls du 31 décembre 2012. Présentée comme ayant abrogé le délit de solidarité, elle s’est en réalité bornée à élargir encore un peu le champ des immunités — qui ne concernent en tout état de cause que l’aide au séjour irrégulier et non l’aide à l’entrée irrégulière : les immunités familiales incluent désormais la belle-famille ; et, au-delà du cercle familial, la personne échappe aux poursuites à la triple condition que l’aide soit apportée sans aucune contrepartie directe ou indirecte, qu’elle se limite à la fourniture de prestations de restauration, d’hébergement, de soins médicaux ou de conseils juridiques et, enfin, qu’elle ait pour objectif d’« assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger » ou de « préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».
Le cumul de ces trois conditions rendait dès le départ illusoire l’objectif affiché de protéger les travailleurs sociaux, les militants associatifs et plus généralement les citoyens qui apportent une aide désintéressée aux sans-papiers. L’expérience des cinq années écoulées a malheureusement confirmé ces anticipations pessimistes.
Que faudrait-il préciser pour être en conformité avec le droit international, et notamment le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, texte ratifié par la France en 2002 et qui complète une convention des Nations Unies ?
La loi française va largement au-delà de ce qui est imposé non seulement par le Protocole de 2002 mais aussi par la directive du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers. Le premier de ces textes n’oblige à sanctionner que les actes « commis intentionnellement et pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou autre avantage matériel ». Le second oblige les États membres à sanctionner « quiconque aide sciemment un étranger à pénétrer sur le territoire d’un État membre ou à transiter par le territoire d’un tel État » et « quiconque aide sciemment, dans un but lucratif, un étranger à séjourner irrégulièrement sur le territoire », les États restant libres par ailleurs de ne pas imposer de sanctions dans le premier cas lorsque l’aide a un caractère humanitaire.
Par conséquent, les propositions tendant à modifier la définition des délits concernés en vue d’empêcher que les incriminations ne soient utilisées pour réprimer les actes de solidarité et l’aide apportée à titre humanitaire, notamment en subordonnant l’existence du délit à un but lucratif, non seulement ne violeraient en aucune façon les textes internationaux mais rendraient la législation française plus fidèle à l’esprit qui les inspire.