La Cour nationale du droit d’asile veut revoir sa jurisprudence. Les associations redoutent une moindre protection des Afghans, premiers demandeurs d’asile en France.
Par Julia Pascual Publié le 16 juillet 2020 à 10h25
Depuis 2015, l’Afghanistan est l’un des principaux pays de provenance des demandeurs d’asile en France. Sous l’effet de la dégradation de la situation sécuritaire dans le pays et de l’expulsion de membres de la diaspora installés dans les pays frontaliers (Pakistan, Iran), cette place est devenue durable. En 2018, les Afghans se sont même hissés au premier rang de la demande d’asile. En 2019, ils étaient plus de 10 000 à solliciter le statut de réfugié.
Résultat : près de 24 300 ressortissants afghans bénéficient d’une protection à ce jour, selon les estimations de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Ce qui est davantage que toutes les autres nationalités. Pour toutes ces raisons, l’Afghanistan occupe une place prépondérante dans le système d’asile. Mais cela pourrait changer.
La Cour nationale du droit d’asile (CNDA), qui statue en appel sur les demandes de protection, pourrait infléchir sa doctrine. C’est en tout cas ce que craignent plusieurs associations de défense des migrants, telles que la Cimade ou l’association des avocats du droit d’asile Elena.
« Jurisprudence Kaboul »
L’Ofpra, qui statue en première instance, a depuis plusieurs années réduit le taux de protection accordé aux Afghans. Il est passé de plus de 80 % en 2015 à moins de 60 % en 2019. « On a resserré notre expertise, explique un ancien de l’Office. Les experts ont regardé plus précisément la nature de la demande et il s’est avéré qu’on considérait des degrés de violence généralisée [dans le pays] alors qu’on ne devait pas le faire. La CNDA n’a pas suivi cette évolution. »
Un Afghan dont la demande d’asile a été rejetée par l’Ofpra a ainsi toutes les chances de se voir accorder une protection en faisant appel devant la CNDA. Celle-ci a en effet annulé 75 % des décisions de l’Ofpra pour accorder, la plupart du temps, une « protection subsidiaire » aux Afghans. Différente du statut de réfugié, qui nécessite d’établir une persécution individuelle, la protection subsidiaire est destinée à une personne exposée à une menace grave dans son pays « en raison d’une violence généralisée résultant d’une situation de conflit armé ».
« Pour le moment, la CNDA considère que les personnes qui sont renvoyées vers l’Afghanistan doivent passer par Kaboul et que Kaboul est une ville où règne une violence aveugle d’une intensité exceptionnelle, explique une source interne à la Cour. En gros, n’importe quelle personne dont on pense qu’elle est afghane a droit à la protection subsidiaire. Ceux qui ne l’obtiennent pas sont de faux Afghans ou tombent dans les clauses d’exclusion [l’exclusion de l’asile concerne par exemple les personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre]. »
Cette ligne de conduite de la Cour – communément appelée « jurisprudence Kaboul » – pourrait bientôt être renversée. Prenant appui sur deux dossiers de demandeurs d’asile afghans, la CNDA a décidé de se réunir en grande formation. Celle-ci a pour objectif « d’harmoniser la jurisprudence soit sur une question juridique nouvelle, soit sur l’appréciation d’une situation géopolitique », explique-t-on à la Cour.
« Volonté politique »
D’après les éléments de la procédure que Le Monde a consultés, les questions auxquelles veut répondre la Cour lors de cette grande formation sont notamment les suivantes : « Les informations disponibles conduisent-elles à identifier à Kaboul une violence d’un niveau [exceptionnel] ? » ; « Le trajet vers la région de destination doit-il être envisagé à partir d’autres points d’entrée que l’aéroport de Kaboul ? ».
Pour Valérie Paulhac, l’une des avocates des demandeurs dont les affaires ont été renvoyées devant la grande formation, « il y a une volonté politique de limiter l’accès à la protection subsidiaire ». L’avocate est même convaincue que la Cour a déjà tranché ces questions. Alors que l’audience, initialement prévue le 17 juin, a été renvoyée à une date non encore connue, les parties ont pris connaissance de l’existence d’une note méthodologique interne à la CNDA. Datée du 20 mai, et intitulée « Analyse de la violence aveugle », ce document de cinq pages, dont Le Monde a pris connaissance, s’inspire des travaux du Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) sur l’Afghanistan, connu pour avoir une interprétation plus restreinte du niveau de violence sévissant en Afghanistan.
En reprenant les indicateurs de l’EASO, tels que le nombre de victimes civiles rapportées à la population ou encore le nombre d’incidents et de déplacés, la Cour trouve que la ville de Kaboul n’est pas en situation de violence aveugle d’exceptionnelle intensité. « Le EASO propose une méthodologie et des critères qui réduisent considérablement la possibilité d’obtenir la protection subsidiaire, souligne Valérie Paulhac. On nous fait venir à l’audience alors que la CNDA a préjugé de l’affaire. »
Lors du débat parlementaire sur l’immigration, en octobre 2019, le gouvernement d’Edouard Philippe ne cachait pas son souhait de combattre les disparités au sein de l’Union européenne sur les taux d’acceptation des demandes d’asile, convaincu que cela constituait un facteur d’attractivité de la France. « L’enjeu, c’est l’uniformisation des décisions en Europe, estime Gérard Sadik, de la Cimade. Au premier trimestre 2020, en première instance, le taux de protection des Afghans était de 57,6 % en France, de 28 % en Allemagne et de 87,6 % en Italie. » Et de mettre en garde : « Si la grille de lecture de la CNDA change pour l’Afghanistan, on appliquera les mêmes principes pour la Syrie, le Yémen, la Somalie ou la Libye. »