A Bruxelles, un centre d’hébergement pour les migrants en transit

A Bruxelles, un refuge pour les migrants chassés de Calais

Le centre d’hébergement de la Porte d’Ulysse a ouvert en 2015 contre l’avis des nationalistes flamands alors au gouvernement. Malgré ses 350 lits, le lieu n’est pas toujours en mesure de répondre à l’urgence.

Au centre d’hébergement  « La Porte d'Ulysse » à Haren, près de Buxelles, en février 2018. Au centre d’hébergement  « La Porte d’Ulysse » à Haren, près de Bruxelles, en février 2018. LAURIE DIEFFEMBACQ / BELGA/AFP

Pour lui, la Belgique n’est qu’une étape. Ahmed, jeune Syrien de 23 ans, s’étire sur le canapé élimé de la Porte d’Ulysse, un centre d’hébergement d’urgence spécialisé dans l’accueil des migrants « en transit », situé au nord-est de Bruxelles. Cela fait bien longtemps qu’il a quitté son pays. « Peut-être quatre ans », estime-t-il, les yeux dans le vague. Longtemps bloqué en Turquie avec sa femme et ses enfants, Ahmed a décidé, en septembre dernier, de partir en éclaireur vers l’Europe, avec un seul objectif en tête : gagner le Royaume-uni.

Depuis, l’exilé syrien erre entre Dunkerque, Calais, Bruxelles et les autoroutes de Wallonie, dans l’espoir de se faufiler dans un camion qui traversera la Manche. Il a déjà tenté le passage « une vingtaine de fois ». « La prochaine fois, j’essaierai en bateau », lance-t-il sans trop y croire car la traversée est risquée et difficile : soixante et onze migrants qui tentaient de passer la Manche sur différentes embarcations ont été interceptés et pris en charge, jeudi 26 décembre au petit matin, par les autorités françaises et britanniques.

La Porte d’Ulysse, Ahmed ne la fréquente qu’occasionnellement, comme un lieu de repli stratégique. « Je reviens ici quand je n’en peux plus de dormir dans des maisons abandonnées à Dunkerque. Ici, c’est plus sécurisé, il fait chaud et il y a un lit. Lorsque c’est complet, je dors dans le parking du Décathlon, juste à côté. » Car ce centre, malgré ses 350 couchages, n’est pas toujours en mesure de répondre à l’urgence. « Ces jours-ci, environ 950 personnes par nuit ont besoin d’un hébergement », estime Mehdi Kassou, porte-parole de la plate-forme citoyenne initiatrice du projet.

Une bataille entre région et fédéral

A 19 h 30, une foule d’hommes de tous âges attendent en file devant l’entrée de la Porte d’Ulysse. C’est l’heure de l’ouverture. Un par un, les migrants, préenregistrés, entrent calmement dans « le camp » et se saisissent de draps propres. Ils gagnent l’un des six étages du bâtiment et s’installent dans de vastes dortoirs de 75 places. A l’heure du dîner, c’est un va-et-vient permanent qui rythme la vie du centre.

Sous les quelques guirlandes décolorées accrochées au plafond, les migrants semblent apprécier des restes du repas de réveillon. L’atmosphère est plutôt calme. On est ici pour reprendre des forces. Parmi les pensionnaires de la Porte d’Ulysse, 87 % ont comme première intention de se rendre au Royaume-Uni. D’autres voudraient s’extirper du règlement dit de « Dublin », qui les contraint à demander l’asile dans le pays de leur entrée dans l’Union européenne. Un dispositif contesté qui les destine à un transfert, souvent vers l’Italie.

A la consigne, comme à la buanderie et en cuisine, des bénévoles s’activent aux côtés des salariés. Leur place y est essentielle car la Porte d’Ulysse est née dans le giron d’un groupe apparu spontanément : la plate-forme citoyenne de soutien aux réfugiés, créée en 2015 pour venir en aide aux milliers de réfugiés syriens qui débarquaient à Bruxelles et dormaient dehors, dans le parc Maximilien, proche de la gare du Nord.

Au fil des mois, après 2015, le public de migrants présents dans ce secteur de la ville a changé. Les demandeurs d’asile ont trouvé des places dans le réseau d’accueil et d’autres exilés ont afflué vers le parc. Des migrants sans solution, souvent en attente d’un passage vers l’Angleterre et lassés de la vie à la dure dans le Calaisis.

En 2017, face au désastre humanitaire en plein centre de Bruxelles, des milliers de Belges membres de la plate-forme ont accueilli chez eux ces exilés. « Plus de neuf mille personnes ont ouvert leur foyer. Cela a permis de prendre en charge jusqu’à six cents personnes par nuit », se souvient Mehdi Kassou, qui, au même moment, réclamait que le gouvernement belge s’implique pour trouver une solution.

De 2014 à 2018, la coalition dirigée au niveau fédéral par Charles Michel incluait cependant les nationalistes flamands de la NVA. L’un des leurs, Theo Francken, le secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration, n’a cessé d’enchaîner les piques provocantes contre la plate-forme et ses initiatives suspectées de créer un « appel d’air ». « Vu l’absence totale d’implication du gouvernement, nous avons dû prendre le relais », explique-t-on au cabinet de Rudi Vervoort, ministre-président socialiste de la région bruxelloise. La région et la ville de Bruxelles ont débloqué des moyens pour que la Porte d’Ulysse voit le jour – 3,3 millions d’euros en 2019.

Six rescapés dans la nuit

Il est presque 22 heures, un groupe d’Erythréens termine son repas. Ashenafi, le plus âgé, jure qu’il aurait aimé demander l’asile en Belgique. « Mais l’administration est contre nous, croit-il. C’est pour ça que nous allons en Angleterre. » Face à la désinformation des passeurs, les travailleurs de la Porte d’Ulysse donnent des éléments objectifs. Le premier d’entre eux : 92 % des demandeurs d’asile érythréens ont obtenu une protection, en 2018, en Belgique.

Mais peu importe. Tafari, jeune homme de 19 ans, l’affirme haut et fort : « J’essaierai jusqu’au bout. » Il enchaîne les verres de soda, sous l’œil amusé de ses amis. « Il me faut de l’énergie. » Le carburant pour enjamber la Manche. Il a déjà tenté sa chance si souvent, s’est fait arrêter à Calais, avant d’être relâché. Sa volonté reste intacte. Après tout, ces péripéties ne sont que des broutilles face aux deux années passées dans une prison libyenne. « J’y ai perdu des amis », murmure-t-il, le regard vers le sol.

Il est 22 heures, le « refuge » n’est pas plein. Six places sont vacantes. Alors Simon Franssen et Félix Hottet, salariés de la Porte d’Ulysse, prennent le volant de leur camionnette. Direction le parc Maximilien, pour « trouver des gens ». A l’approche du véhicule, une trentaine de migrants jaillissent d’un abribus. C’est la bousculade. En ce 25 décembre, le thermomètre n’affiche que 2 degrés. Les trente hommes jouent des coudes. Simon Franssen hausse la voix : « Nous n’avons que 350 lits, pas un de plus, je suis désolé ». « Si c’est pour nous faire ça, autant ne pas venir », assène, les yeux rouges, un jeune homme dans le brouillard. Il a compris que, pour son groupe, il n’y aura pas de solution. Ils devront dormir dehors, à l’exception des six chanceux convoyés vers la Porte d’Ulysse.

A leur arrivée, quelques personnes devisent encore dans le salon. Un Guinéen qui refuse son transfert vers l’Italie. Un Yéménite qui n’a toujours pas demandé l’asile et s’interroge sur l’opportunité de suivre son frère outre-Manche. Un Syrien qui ne rêve que de Londres. Tous partagent une conviction : le sentiment d’être piégés dans ce coin du continent, à quelques encablures de leur objectif fantasmé. Et tous s’offrent quelques nuits de répit, dans cet abri imparfait, avant de sauter vers l’inconnu.