Texte de Maël Galisson pour Les jours . Plus d’infos sur le site de ce media (graphiques, video, cartes …)
Le lundi 11 janvier 1999, un homme irakien est retrouvé mort dans l’enceinte du port de Douvres, en Angleterre. Caché sous la remorque d’un poids lourd, au niveau des essieux, il venait à peine de franchir la frontière franco-britannique quand les secousses du camion l’ont déséquilibré. Tombé à terre, il a été immédiatement happé et écrasé par les roues. L’identité de cet homme n’est pas connue, pas plus que son histoire personnelle. Sans la vigilance de quelques citoyens britanniques, son décès serait sans doute passé inaperçu.
Il ne s’agit pourtant pas d’un événement isolé. Depuis cette nuit d’hiver, au 15 mai 2023, 367 migrants sont morts entre la zone frontière franco-belge et le Royaume-Uni. C’est ce qu’ont dénombré Les Jours dans un travail aussi inédit qu’exceptionnel. Nom, prénom, âge, nationalité, parcours migratoire, circonstances du décès, photos… Nous avons cherché et compilé pendant plusieurs années toutes les informations possibles sur les exilés disparus le long de cette frontière maritime. Notre « Mémorial de Calais », à découvrir ci-dessous, recense les victimes pour qu’on ne les oublie pas. Il décompte les morts parce que ces vies comptent.
367 morts en un peu moins de vingt-cinq ans. 367 morts au minimum, car les informations manquent pour la période antérieure à 1999. Et dans les années 2000, certaines disparitions sont possiblement restées invisibles aux yeux des médias et des militants. 367 morts, 367 vies qui se sont arrêtées sur ce littoral ordinaire. Une litanie, sourde et sans fin. Comme si un tueur en série sévissait depuis près d’un quart de siècle, sans que les institutions policière et judiciaire ne s’émeuvent. Alors, Les Jours s’autosaisissent, enquêtent en indépendants et remontent le fil d’un carnage silencieux et politique, d’un lieu à l’autre du Calaisis, au rythme des accords entre la France et le Royaume-Uni, comme on le lira dans les prochains épisodes. Mais d’abord, l’investigation commence par le profil type des victimes.
Débutons par une évidence essentielle : dans une très grande majorité, les migrants décédés autour de Calais sont originaires du « Sud global », et plus particulièrement d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Soudanais, Irakiens, Vietnamiens et Chinois représentent plus d’un tiers des victimes. La plupart ont quitté des pays classés comme « régimes autoritaires », selon l’indice de démocratie conçu par le think tank libéral Economist Intelligence Unit.
Les victimes ont fui l’Afghanistan, ravagé par un état de guerre depuis plus de quarante ans, le régime dictatorial d’Isaias Afwerki en Erythrée ou encore la guerre civile au Darfour… Elles sont parties d’Iran, où les Kurdes constituent une minorité marginalisée, cible de la théocratie religieuse depuis les débuts de la révolution islamique de 1979. Elles sont parties du Kurdistan irakien, aspirant à échapper à une situation politique et socio-économique bloquée, malgré l’autonomie de leur territoire acquise en 1991. Depuis la fin des années 1980, le nord de la France est devenu une caisse de résonance des soubresauts géopolitiques et du chaos du monde. Implosion de la Yougoslavie, armée américaine en Afghanistan et en Irak, guerre en Syrie, reprise de Kaboul par les talibans… Autant d’événements qui trouvent un écho à des milliers de kilomètres, le long du détroit du Pas-de-Calais.
Ensuite, le « tueur invisible de Calais » frappe principalement des hommes, à 90 %. Les femmes constituent cependant 20 % des victimes vietnamiennes, 19 % des iraniennes, 17 % des irakiennes et 16 % des érythréennes. Dans la nuit du 29 au 30 juin 2015, Zebiba Ali Saïd, une Érythréenne de 23 ans, a ainsi été retrouvée morte sur l’autoroute A16 à la hauteur de Marck, dans le Pas-de-Calais, une commune limitrophe de Calais. Elle a très probablement été percutée par un véhicule. Quelques semaines plus tard, le 24 juillet, une autre jeune Érythréenne, Ghebretnsae Ganet, meurt, elle aussi, après avoir été renversée par un véhicule, à proximité de la bretelle autoroutière menant au tunnel sous la Manche. Le 9 août 2019, Mitra Mehrad, une Iranienne de 31 ans, est morte noyée dans la Manche alors qu’elle tentait de rejoindre l’Angleterre à bord d’une embarcation qui transportait dix-neuf autres personnes. Souvent invisibilisées, les femmes sont pourtant nombreuses sur les routes de l’exil.
Les victimes sont donc surtout des hommes des pays du Sud… jeunes. Leur âge moyen est de 25 ans. Pour la Turquie, il est encore plus bas du fait de la présence d’enfants parmi les morts. En décembre 2001, treize exilés tentaient ainsi de rallier l’Angleterre cachées dans un conteneur chargé sur un navire à Zeebruges, en Belgique. Hélas, celui-ci n’a pas pris la route de Douvres, mais celle de l’Irlande. Enfermées dans ce conteneur-tombeau pendant cinq jours, huit personnes sont mortes, dont Samiye Guler, une femme de 28 ans, et ses deux fils, Imam et Berkam, 9 et 4 ans, ainsi que Hasan Kalendragil et ses deux enfants, Kalender et Zeliha, 15 et 10 ans. Tous étaient originaires du Kurdistan turc.
Le mardi 27 octobre 2020, sept personnes sont mortes noyées au large de Loon-Plage, commune du Nord située entre Calais et Dunkerque. Elles tentaient de franchir la mer du Nord à bord d’une embarcation. Parmi elles, une famille originaire du Kurdistan iranien : Rasul Iran Nezhad, 35 ans, et Shiva Mohammad Panahi, 32 ans, et leurs trois enfants, Anita, Armin et Artin, 9 ans, 6 ans et 15 mois. Depuis des années, une partie de la jeunesse du monde s’échoue mortellement sur le littoral du Nord-Pas-de-Calais.
À cette frontière, il n’y a pas le même nombre de morts chaque année, mais le « tueur » fait des morts chaque année. Sur la frise chronologique ci-dessus, les pics de décès correspondent à des cas de morts collectives. Le 18 juin 2000, cinquante-quatre hommes et quatre femmes, de nationalité chinoise, meurent asphyxiés dans un camion en provenance du port de Zeebruges. Leurs cadavres sont découverts par les douaniers à Douvres. Le 23 octobre 2019, trente-neuf personnes sont retrouvées mortes, également asphyxiées, dans un conteneur remorque, dans une zone industrielle de Grays, en Angleterre. Les huit femmes et trente-et-un hommes sont tous originaires du nord-est du Viêtnam. Le 24 novembre 2021, le naufrage d’une embarcation partie de Loon-Plage fait trente-et-une victimes, dont sept femmes. Elles étaient majoritairement originaires du Kurdistan irakien.
Mais derrière ces cas, visibilisés par une exposition médiatique – et parfois politique – éphémère, se dessine une longue et discrète hécatombe, faite de décès isolés. Des morts percutés par une navette de fret ferroviaire sur le site Eurotunnel, renversés par un véhicule sur l’autoroute, foudroyés par un caténaire au départ de l’Eurostar à Paris, noyés dans le port de Calais ou au large, écrasés par la marchandise dans la remorque d’un poids lourd, broyés par les essieux d’un camion…
Avant-dernier élément dans ce macabre dossier : c’est dans la tentative de franchissement de la frontière elle-même que plus des trois quarts des victimes sont mortes. Ne pouvant prendre le train ou monter sur un ferry du fait de leur irrégularité sur le sol européen, elles ont été asphyxiées dans un conteneur ou la remorque d’un camion pour 28 % d’entre elles. 26 % ont perdu la vie sur la route en tentant de se dissimuler dans un véhicule, 21 % se sont noyées et 7 % sont mortes en essayant de grimper dans ou sur un train. Les homicides, bénéficiant souvent d’une couverture médiatique plus conséquente, ne représentent finalement « que » 6,5 % des décès. Quant aux conditions de vie et à l’environnement hostile auxquels sont confrontés les exilés, ils sont la cause de 4 % des disparitions.
Enfin, la carte chronologique de ces « cold cases » permet d’énoncer une cruelle vérité : à mesure que la frontière s’est militarisée, les exilés n’ont pas moins essayé de franchir les 50 kilomètres qui séparent la France de l’Angleterre, mais ils ont usé de modalités plus risquées et souvent plus lointaines : d’abord les navires, ensuite le site Eurotunnel, puis les aires de repos en amont de Calais, la rocade menant au port, la Belgique… pour aboutir aujourd’hui aux tentatives par la mer. Depuis 1986 et le traité de Canterbury, d’engagements en accords bilatéraux, Calais se bunkerise (barrières, barbelés, vidéosurveillance, effectifs de police et de gendarmerie en hausse, patrouilles à cheval, en quad, à moto ou 4×4, drones, etc.) et les morts s’ajoutent aux morts.
Le 10 mars dernier, lors du sommet franco-britannique, Paris et Londres ont encore annoncé la mise à disposition d’une enveloppe de 543 millions d’euros destinée à « lutter contre l’immigration irrégulière » via le déploiement de 500 policiers et gendarmes supplémentaires, l’investissement « dans de nouvelles infrastructures et de nouveaux équipements de surveillance » et la mise en circulation « de drones, d’hélicoptères et d’aéronefs ». Mercredi dernier, le 10 mai, un exilé est mort, après avoir été percuté par un poids lourd sur la rocade menant au port de Calais. Ahmed Youssef Adam avait 30 ans et était originaire du Soudan. Sa mort a laissé peu de traces dans les médias et les discours politiques. L’hécatombe continue.